Massensen Cherbi : « Plutôt qu’un nouveau texte, il s’agit en réalité d’une révision de la Constitution »

Premier temps de notre entretien avec l’expert en droit constitutionnel Massensen Cherbi sur la nouvelle Constitution algérienne.

Que pensez-vous de la dissolution de l’Assemblée populaire nationale (APN) et de la libération de détenus d’opinion annoncées le 18 février dernier par le président Abdelmadjid Tebboune ?

La dissolution de l’Assemblée populaire nationale (APN), à compter du 1er mars 2021, est très tardive. Elle intervient en effet plus de deux ans après l’avènement du Hirak, alors que cette APN avait été « élue » sous l’ancien président déchu, Abdelaziz Bouteflika, avec un fort taux d’abstention et plusieurs scandales de corruption. Depuis deux ans, cette Assemblée n’a jamais été à l’origine d’une quelconque initiative afin de pousser à la démission le président Bouteflika, n’a jamais tenté de renverser les gouvernements décriés par le Hirak, a voté sans broncher les lois renforçant l’arsenal répressif le 28 avril 2020 et a adopté massivement la révision constitutionnelle autoritaire en septembre 2020. Et ce, alors qu’après la Révolution tunisienne de 2011, il avait seulement fallu près de deux mois pour que le Parlement d’Ancien Régime soit dissout par le décret-loi du 23 mars 2011.

Or, dissoudre l’APN pour appeler à de nouvelles élections ne peut être interprété dans le sens d’une ouverture démocratique du régime. En effet, en vertu de la Constitution algérienne, l’APN ne dispose pas de l’initiative de la révision de la Constitution, pouvoir essentiel à même de permettre un changement dans l’organisation autoritaire des pouvoirs publics. Certes, l’APN peut désormais mieux contrôler la responsabilité politique du gouvernement. Or, celui-ci n’a que des pouvoirs très limités en comparaison des pouvoirs exorbitants du président de la République, puisque ce dernier reste insusceptible d’une procédure en destitution, aussi bien sur le fondement d’une responsabilité politique que pénale. La disposition de la Constitution algérienne relative à la haute trahison du président de la République est inapplicable, non seulement parce qu’elle nécessite une loi organique, jamais promulguée depuis 1996, mais surtout parce qu’elle ne prévoit pas la destitution du président reconnu coupable d’un tel crime. Or, si l’APN ne peut pas destituer le président, celui-ci peut a contrario la dissoudre à tout moment, ce qui est la marque d’un déséquilibre manifeste des pouvoirs au bénéfice du président.

En outre, quand bien même une nouvelle APN serait élue démocratiquement, resterait la chambre haute du Parlement, le Conseil de la Nation, insusceptible de dissolution. Il s’agit en effet d’une chambre haute autoritaire, créée en 1996, dont un tiers des membres est nommé par le président de la République. Le Conseil de la Nation pourra ainsi bloquer les lois votées par la chambre basse, outre le droit de veto dont dispose le président algérien à l’égard des lois votées par les deux chambres du Parlement.  Or, pour dépasser ces blocages institutionnels, l’APN ne pourra pas initier une révision de la Constitution, car cette initiative est monopolisée par le président de la République, lequel pourra dissoudre à tout moment une APN jugée trop contestataire.

Quant à la libération de plusieurs détenus d’opinion, annoncée en même temps que la dissolution de l’APN, elle relève d’une politique d’apaisement visant à libérer ces « otages » afin d’inciter les Algériens à participer aux élections législatives. Or, ils n’ont été que libérés et non réhabilités, tandis que la législation liberticide à l’origine de leur condamnation est toujours en place, voire a même été renforcée. Ces élections sont pour le régime l’occasion de tenter de se redonner une légitimité, en fonction du taux officiel de participation, et de s’attacher ainsi une nouvelle clientèle, à travers les postes de députés désormais à pourvoir, malgré les taux officiels de participation les plus bas enregistrés à l’occasion des élections présidentielles du 12 décembre 2019 et du référendum constitutionnel du 1er novembre 2020.

Lors du référendum du 1er novembre 2020, 25 millions d’Algériens ont été appelés à voter pour adopter ou non le projet de nouvelle Constitution initié par le président Abdelmadjid Tebboune. En quoi cette nouvelle Constitution traduit-elle les fondements de l’édification de la nouvelle République ?

Plutôt qu’une nouvelle Constitution, il s’agit en réalité d’une révision de la Constitution dans son état antérieur de 2016, c’est-à-dire celui de la révision constitutionnelle du président Abdelaziz Bouteflika, initiée à la suite de la Révolution tunisienne de 2011. Plus généralement, les Constitutions et révisions constitutionnelles de 1979, 1980, 1988, 1989, 1996, 2002, 2008, 2016 et 2020 ne constituent que des révisions de la Constitution de 1976, écrite pour le colonel Boumédiène, véritable origine de la Constitution algérienne.

En effet, malgré un tournant idéologique marqué par l’abandon de toute mention relative au socialisme et au parti unique dans la Constitution de 1989, l’organisation des pouvoirs publics reste encore très largement issue de la Constitution de 1976, marquée par une concentration des pouvoirs au profit du président de la République, c’est-à-dire un régime ultra-présidentialiste. Cette concentration des pouvoirs a été renforcée à l’occasion de la Constitution de 1996, à travers la création d’une chambre haute du Parlement, le Conseil de la Nation, dont le président nomme un tiers des membres, afin de faire barrage à la chambre basse, l’APN.

Depuis 1976, seul le président de la République est en Algérie à l’initiative de la révision de la Constitution. Il s’agit d’une mesure particulièrement autoritaire qui singularise en 2021 la Constitution algérienne des autres Constitutions méditerranéennes. En effet, la question de l’initiative de la révision de la Constitution revient à poser la question du souverain. L’auteur de l’initiative de la révision de la Constitution apparaît ainsi comme le souverain matériel, au-delà des proclamations formelles relatives à la souveraineté du peuple (art. 7 et 8, al. 1er).

En Tunisie, la Révolution de 2011 avait conduit à une rupture avec la Constitution autoritaire de 1959, matérialisée par la dissolution du Parlement et du Conseil constitutionnel illégitimes, par le décret-loi du 23 mars 2011, suivie par l’élection démocratique d’une Assemblée constituante qui a abrogé la Constitution de 1959 par la loi constitutionnelle du 16 décembre 2011. Deux « petites constitutions » avaient alors été promulguées la même année, afin d’assurer l’organisation provisoire des pouvoirs publics. En Algérie, le général Ahmed Gaïd Salah a au contraire choisi de maintenir la Constitution en vigueur, malgré son caractère autoritaire, et d’organiser des élections présidentielles sur ce fondement.

Or, « tout homme qui a du pouvoir est disposé à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites » (Montesquieu) et il serait naïf, voire dangereux, d’attendre d’un homme qui dispose des pleins pouvoirs qu’il s’en déleste de lui-même. La révision de la Constitution algérienne a pourtant été initiée par Abdelmadjid Tebboune, devenu président de la République à l’occasion des élections présidentielles du 12 décembre 2019, marquées par un record d’abstention, et non par une Assemblée constituante. La révision constitutionnelle a d’ailleurs été adoptée en septembre 2020 par les deux chambres d’un Parlement dont les membres ont été « élus » ou nommés à l’époque de l’ancien président déchu. Sans surprise, le référendum du 1er novembre 2020 a lui aussi connu un taux record d’abstention. Dès lors, la procédure autoritaire de cette révision prédéterminait son fond autoritaire.

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