« Un pouvoir qui incarcère des « opposants politiques » n’a malheureusement pas conscience de son défaut de prospective ».
Un pouvoir qui ne tolère pas la contradiction est un pouvoir faible. Pas nécessairement incompétent ou mal intentionné, mais trop peu confiant en ses capacités dialectiques — si toutefois l’on entend rester courtois ou optimiste. Le pouvoir transforme les hommes, ceux-ci œuvrant souvent moins pour ses perspectives d’intérêt général que pour s’y maintenir à tout prix personnellement.
D’un point de vue comportemental, l’on pourrait définir le pouvoir, chez ceux qui y accèdent, comme une lutte intime et permanente, quasi schizophrénique, entre le désir de justifier une autorité acquise (plus ou moins laborieusement) et la crainte de la perdre. Et c’est précisément cette crainte, attisée par la critique et les multiples agressions du jeu politique — intérieur comme extérieur — qui mène aux dérives totalitaires autant qu’à la gouvernance par le mensonge ou les coups montés. Les plus optimistes diront que l’homme est fondamentalement bon, et que c’est le pouvoir qui le pervertit. On ne peut cependant enlever aux hommes leur faculté de résilience, ou dans une certaine mesure, de rédemption.
Pragmatisme
La critique est aisée mais l’art est difficile. L’exercice du pouvoir naît d’une entreprise collective, humaine, avant toute prétention idéologique. Les partis et les concepts n’ont jamais eu, à terme, d’impact justicier ni de valeur sociale. Le progressisme n’a jamais servi le progrès, tout comme le conservatisme n’a jamais garanti l’ordre. Un pouvoir sain se compose d’hommes et de femmes engagés au quotidien pour le bien commun. Ce dévouement quasi sacral en faveur de l’intérêt général nécessite donc autant d’ambition que d’humilité : c’est précisément dans la fragilité dichotomique de cet équilibre décisionnaire que se situe toute la complexité de l’exercice politique.
Si les gens ont besoin de modèles, de perspectives et d’idéaux pour s’élever, se transcender ou s’apaiser, les arts et le sport sont disponibles pour cela. La politique, quant à elle, est affaire de pragmatisme. Aussi le pouvoir se meurt dès qu’il divise, réprime, oblige, cédant aux caprices personnels des uns ou aux intérêts communautaires des autres. C’est lorsqu’il sent sa légitimité mise en danger que son logiciel de conciliation s’enraye, souvent plus par paresse que par maladresse, et permet l’abus — la crainte prenant alors le pas sur la raison.
L’idéologie est aveugle : elle ignore le bon sens. Et c’est avant tout le bon sens, à la fois dans sa primitivité populaire et son génie scientifique, qui doit guider l’action politique, coûte que coûte. S’il peut se méfier des fouineurs et des donneurs de leçons (surtout étrangers), dans un monde multimédiatique à outrance, le pouvoir a l’obligation de se défendre par l’exemplarité, tout comme l’enseignant use de pédagogie — ce qui n’exclut pas pour autant la fermeté — à l’égard d’élèves dérangeants. Menacer ou persécuter un élève « dérangeant » revient à exprimer l’impuissance ou l’inexpérience éducative de l’autorité en place.
Le rôle du journaliste est d’enquêter et informer. Une société saine se passerait tout à fait des services des journalistes, car il n’y aurait qu’à se satisfaire des réussites individuelles comme des avancées collectives, avec un peu de littérature et de musique pour rêver. Quand la presse interfère, plus par voyeurisme ou militantisme que par souci de solidarité et d’équité, dans les affaires policières ou judiciaires de l’État — l’anonymat du pouvoir institutionnel garantissant bien souvent l’efficacité de son action —, l’on peut effectivement s’interroger sur le cadre de cette « liberté d’expression » qui est, souvenons-nous-en, un privilège populaire chèrement acquis.
Cependant, lorsque la presse citoyenne se contente de mener loyalement et rigoureusement sa mission d’information, auprès d’une population en quête de sens et de savoir, il serait alors proprement malsain, du moins irresponsable, de l’empêcher d’exercer. Si l’on peut concevoir, à armes égales, qu’aux coups répondent les coups, il est tout à fait irrationnel de vouloir enfermer les mots et condamner la pensée. Dans cette guerre moderne de l’information, la transparence est le premier des remèdes. Elle demande certes du courage, de l’endurance et une certaine abnégation, mais elle est aussi la seule garantie, à long terme, de la cohésion sociale — but ultime de l’action politique.
Pouvoir affaibli
La prison n’est pas un jeu. Avant d’être une expérience intime de résistance, elle est une longue souffrance solitaire qui radicalise plus encore les individus. Ce sont les personnes dangereuses pour la société que l’on incarcère : lorsqu’une institution entend réserver le même sort au journaliste dissident, même pacifique, qu’au pédocriminel, narcotrafiquant, fauteur de guerre, traître ou escroc de haut rang, c’est qu’elle n’aura su trouver de moyen plus intelligent d’assurer son autorité. Ce qui s’avère dramatique pour la garantie de sa fiabilité, et donc son exemplarité auprès de la population ; ce spectacle d’autoritarisme — déviance pathologique de l’autorité — alimentant alors la méfiance de citoyens-spectateurs qui ne demandent, au fond, qu’à être rassurés.
Soutenir ou permettre la captivité des gens qui s’engagent, en hommes dangereusement libres ou trop intègres, pour la justice et la vérité — avec toute l’éventuelle maladresse ou ambiguïté que l’on peut prêter à leur combat —, relèverait soit de l’idolâtrie aveugle soit de la complicité financée envers un pouvoir dépassé. Ceux qui disposent d’un minimum de culture et de mémoire (ou d’un bon sens non altéré par quelque propagande idéologique) n’ont pas le droit d’être dupes. Les hommes distingués ne se font pas la guerre : au mieux ils échangent, au pire ils s’arrangent ou s’ignorent. La prison est réservée aux criminels. Aux hommes de pouvoir de ne pas se tromper de combat ; les innocents, les élèves dérangeants, et le peuple entier, comptent sur eux.
À l’école, on apprend aux enfants — particulièrement lorsqu’ils ont tendance à se montrer agressifs — à toujours mesurer les conséquences de leurs actes. Cet effort de prospective primaire étant essentiel pour éviter de nombreux dommages collatéraux. Ainsi, un pouvoir qui incarcère des « opposants politiques », pour peu qu’ils représentent une réelle menace sociale, n’a malheureusement pas conscience, et c’est bien là le pire, de son défaut de prospective : il le fait en sabotant à sa guise les règles du jeu public, dès la première contrariété venue, manifestant alors sa crainte d’être dépassé et se tirant en quelque sorte une balle dans le pied par son impulsivité bornée, voire une dangereuse susceptibilité, devant l’épreuve. Quoi de plus inquiétant qu’un gouvernement d’amateurs et d’orgueilleux ?
C’est en cela qu’un pouvoir qui ne tolère plus la contradiction est un pouvoir affaibli. Un « opposant politique » est inoffensif dès lors que le pouvoir qu’il conteste lui permet de s’exprimer et d’être écouté, le public étant fondamentalement moins sensible au discours en lui-même, toujours contestable si l’on dispose de la rhétorique nécessaire, qu’à sa seule possibilité. C’est cela, la liberté, et le courage ultime en politique : permettre le paradoxe. Car un gouvernement irréprochable, du moins compétent, n’aurait a priori rien à craindre de son peuple. Les gens estiment les beaux joueurs et l’Histoire n’aime pas les mauvais joueurs. Dans ce cas, l’emprisonnement ne fait aucunement partie des règles de l’art. Donc si les hommes tiennent au pouvoir, qu’ils s’en montrent dignes, y compris dans la patience et l’humilité.
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Crédits photo : Le journaliste et militant Omar Radi s’adresse aux médias devant le palais de justice de Casablanca, au Maroc, le 12 mars. Reuters/Youssef Boudlal

Reporter photographe indépendant et enseignant basé au Maroc, Rorik Dupuis Valder a notamment exercé en Égypte auprès des enfants des rues, s’intéressant particulièrement aux questions liées à l’éducation, la protection de l’enfance et aux nouvelles formes de colonialisme.