De la faillite financière des États souverains (Partie I)

La dette des pays en voie de développement est-elle de nature à remettre en question leur souveraineté ?

Une tribune signée par Aram BELHADJ, enseignant-chercheur en Tunisie (à gauche sur la photo) et Achraf AYADI, expert bancaire et financier en France (à droite sur la photo). 

Endettement des Etats, risque de défaut souverain et effets accélérateurs

La crise financière mondiale de 2007-2008 a mobilisé l’argent des contribuables pour soutenir un système financier malade de ses excès. Les prises de risques disproportionnées prises par les banques et les gestionnaires d’actifs sur les marchés ont laissé des niveaux d’endettement considérables. Les Etats occidentaux se sont mobilisés pour éviter un écroulement du système financier dans sa globalité, par des mesures de relances monétaires[1] ou par un soutien direct des acteurs en difficulté[2]. Le risque de défaut du privé a donc été transféré aux Etats, sous forme de dette souveraine, dans une logique tant politique qu’économique.

La question de la dette souveraine doit cependant être analysée sous un angle différent lorsqu’il s’agit de pays en voie de développement ou en transition. Ces pays n’ont souvent pas une monnaie forte ayant valeur de refuge sur les marchés, ni des réserves en devises telles qui leur conféreraient une capacité à se mettre à l’abri en cas de retournement de situation. Ils ont plutôt besoin de financer des tissus industriels et financiers fragiles, avec un pouvoir de négociation faible dû à leur double statut de « price tackers » (ayant des dettes le plus souvent libellées en devises étrangères) et de « followers » (dans la mesure où la grande majorité des contrats d’endettement souverains leur sont défavorables). Ils sont soumis au droit international ou à une juridiction étrangère ou privée[3] en cas de litige.

Contrairement à un pays développé, ce rapport de force déséquilibré avec les créanciers étrangers ne peut-il pas affecter durablement les choix de politique économique et mettre en péril leur souveraineté nationale ? Que se passe-t-il lorsque l’utilisation de cette dette n’est pas productive et que les limites à son accumulation ne sont pas respectées ? Au fond, jusqu’à quel niveau un Etat peut-il s’endetter ? A partir de quel niveau pourrions-nous nous attendre à un défaut ? Est-ce possible qu’un Etat puisse faire faillite ? Comment transformer un risque souverain en progression en atouts ? Quels enseignements nous offre l’histoire des dettes souveraines ?

Cette note ne pourra pas apporter des réponses tranchées à toutes ces questions. Elle apportera quelques éléments de débat en s’appuyant sur des faits scientifiques, juridiques et historiques.

I/ Endettement public : Jusqu’où peut-on aller et peut-on parler de faillite souveraine ?

L’hétérogénéité du niveau d’endettement des Etats illustre la capacité variable de ces derniers de recourir à des dettes et leurs aptitudes à répondre aux engagements financiers qui leur sont dus. L‘évaluation de la capacité d’endettement d’un pays revient en fin de compte à l’étude de la soutenabilité de sa dette publique eu égard à sa croissance économique. Dans ce cadre, il est communément admis que les agents économiques, notamment l’Etat, pourraient continuer à s’endetter tant que le service de la dette évolue à un rythme moindre que celui de la richesse créée annuellement (étant donné un déficit public primaire soutenable), de telle sorte que le taux d’endettement (ou encore service de la dette/PIB) soit décroissant à travers le temps.

Dans de nombreux travaux académiques, une diversité d’indicateurs sont utilisés pour juger de la soutenabilité de la dette. Il s’agit -entre-autres- du ratio encours de la dette/PIB, encours de la dette extérieure/exportations des biens et des services, service de la dette/ressources budgétaires, etc. Dans la même lignée, des groupements régionaux et des institutions internationales définissent certaines normes de déficits et de dettes publiques en recourant aux indicateurs susmentionnés. Par exemple, dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance qui définit certaines règles à respecter par les pays de la zone euro, la dette publique ne doit pas dépasser les 60% et le déficit budgétaire les 3% du PIB[4]. De même, le FMI et la Banque Mondiale considèrent que cette dette ne doit pas transcender le seuil de 55% (dans les meilleurs des cas) dans les pays à revenus faibles[5]. La non observation de ces normes, souvent critiquées et relativisées dans la littérature, ne signifie pas que l’Etat est financièrement insolvable. Loin s’en faut !

Pour l’heure, il n’existe pas de réponse en droit à la question des défauts souverains et, en outre, aucun système juridique ne permet de remettre en cause des dettes publiques lorsqu’elles sont insoutenables. L’insolvabilité d’un Etat n’est pas facile à identifier, ni à mesurer étant donné la complexité d’élaborer un bilan consolidé pour un pays. Un bilan comptable a-t-il un sens pour un Etat ? Fisher Williams l’a déjà dit clairement il y a presque un siècle : « Un Etat ne peut être mis en faillite comme un individu, et ses biens répartis entre ses créanciers. Un Etat ne peut être liquidé comme une société de commerce, et on ne peut mettre fin à son existence, simplement parce qu’il est insolvable ».

Les exemples historiques ne manquent pas aussi. En 1988, un tribunal de La Haye avait bien tenté de prononcer la faillite du Zaire et de procéder à la nomination d’un syndic, mais sa décision fut vite infirmée en appel. Dans la même lignée, l’Espagne n’a pas honoré ses engagements financiers quatorze fois entre 1557 et 1696, la France onze fois entre 1599 et 1788 ainsi que de nombreux pays de l’Amérique Latine au début du 19ème siècle alors que leurs faillites n’ont pas été prononcée et ces pays n’ont pas été rayés de la carte[6].

En réalité, en plus des obstacles juridiques que pose une telle situation, notamment sur le terrain de l’immunité de juridiction dont bénéficient les Etats, elle n’est, quoi qu’il arrive, pas adaptée. Il s’avère donc plus judicieux de parler d’un défaut de paiement ou encore d’une crise de liquidité d’un Etat plutôt que d’une faillite proprement dite.

Au-delà de ça, ce qui est plus important, c’est la présence ou non des leviers ou des mécanismes permettant à un Etat très endetté de dépasser ses difficultés de remboursement et, par conséquent, de minimiser son risque de défaut. La présence (l’absence) de ces leviers peut aussi aller jusqu’à solidifier (fragiliser) les capacités d’endettement et renforcer (affaiblir) le potentiel de croissance du pays en question. Nous distinguons à cet effet deux situations : selon que la dette soit interne ou externe.

II/ Dette interne, espace budgétaire et souveraineté monétaire

Manifestement, la dette publique ne constitue pas un problème en soi, même lorsqu’elle atteint des niveaux élevés. Au contraire, elle permet, au cas où elle fut bien affectée, de dynamiser la croissance et de soutenir le processus de développement dans son ensemble. Par ailleurs, on a souvent tendance à croire que la fuite en avant vers l’endettement est moins risquée lorsque la dette est libellée en monnaie nationale que lorsqu’elle est contractée auprès des partenaires bilatéraux et des bailleurs de fonds multilatéraux ou émise sur les marchés internationaux. Or, les choses s’avèrent beaucoup plus complexes, même avec des dettes domestiques, surtout si trois types de contraintes se manifestent : les contraintes budgétaires, règlementaires et monétaires.

Un pays très endetté a toujours la possibilité d’activer le levier budgétaire et fiscal en augmentant l’impôt ou en réduisant les dépenses publiques, ce qui lui permet d’élargir son espace budgétaire et de dégager des surplus primaires importants. Or, bien qu’il soit toujours possible de contourner les contraintes légales à la taxation, il existe des limites quant aux capacités de prélèvements d’impôts par l’Etat. Laffer, à travers sa fameuse courbe, a bien illustré son adage « Trop d’impôts tue l’impôt ». Clairement, lorsque l’espace fiscal se rétrécit et la pression fiscale atteint des seuils alarmants, une augmentation supplémentaire d’impôts n’est plus économiquement justifiée et elle est, au contraire, contreproductive. D’autre part, la réduction des dépenses publiques n’est pas dénuée de contraintes. Les politiques de rigueur sont en effet le plus souvent marquées par des épisodes de récession, accompagnées d’émeutes sociales et d’instabilité politique, menaçant la stabilité économique et sociale du pays dans son ensemble. L’histoire récente est riche d’enseignements : en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Italie, l’austérité qui a suivi la crise de la dette souveraine de 2010 dans ces pays fut en réalité un poison lent aux effets inverses. Le redressement des finances publiques a eu des conséquences sociales désastreuses, provoquant une stagnation économique et une prime de popularité aux partis populistes.

Le second levier est lié aux capacités de confiscation des biens ou des actifs par les Etats. En effet, un pays très endetté peut, à travers une loi ou un texte règlementaire, confisquer certains biens ou actifs appartenant à des acteurs économiques nationaux privés et ce, afin d’assurer ses engagements financiers. En 2001, en pleine crise Argentine, le gouvernement a pu saisir les réserves bancaires en dollars et geler les dépôts bancaires des épargnants. Plus récemment, en 2013, la crise Chypriote a conduit à un prélèvement automatique sur les dépôts supérieurs à 100.000 Euros qui a fait un tollé jusqu’en Russie. D’autres pays d’Amérique Latine, étant très endettés, ont aussi initié des chasses aux sorcières contre des personnes et/ou des organisations particulières afin de récupérer l’argent sale, consolider les finances publiques et éviter des menaces sérieuses à l’économie, la société et même l’Etat.

Cependant, la confiscation se heurte toujours à plusieurs obstacles, surtout dans les pays où les institutions sont fragiles, les pratiques bureaucratiques sont omniprésentes et l’économie informelle est florissante. D’autre part, dans plusieurs cas, la confiscation s’avère contestable d’un point de vue juridique et préjudiciable sur le plan économique, puisqu’elle impose des compensations importantes et augmente le risque de fuite des capitaux[7]. Au Mexique par exemple, au lendemain de l’indépendance de 1821, Iturbide, le nouveau chef de l’État, se posa la question de payer ou de ne pas payer la dette en envisageons l’option de confiscation des biens de l’Église. Cependant, tout de suite après, et afin de ne pas entrer en conflit avec les classes dominantes locales mais aussi de rassurer le puissant haut clergé, il décida finalement de ne pas choisir cette option.

Le dernier levier à la disposition des Etats est la monétisation de leurs dettes. En effet, en sa qualité d’acteur souverain, chaque Etat a la possibilité d’actionner son pouvoir monétaire (ou encore de faire fonctionner la planche à billets), ce qui lui permet d’avoir les ressources nécessaires pour un éventuel remboursement de ses dettes. Même le fait d’actionner ce pouvoir est susceptible de créer un « risque monétaire » à travers l’inflation, agissant in fine sur le montant de sa dette. Les exemples anciens et récents ne manquent pas. Il s’agit notamment du Japon qui a financé continuellement son déficit public élevé à travers des injections de monnaie dans les comptes du trésor par la Banque Centrale, sans contreparties ou encore de plusieurs pays émergents et en développement.

Or, avec l’indépendance des banques centrales, cette monétisation semble de plus en plus contrariée. Il n’est plus en effet possible aux instituts d’émission d’acquérir des instruments de dettes ou d’accorder des découverts ou des crédits aux institutions publiques, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales ou aux entreprises publiques. C’est le cas de la zone euro où l’article 123 du traité de Lisbonne interdit toute forme de monétisation de la dette par la Banque Centrale Européenne (BCE).

Il est à préciser que l’impossibilité de monétisation des dettes se pose également dans le cas où le pays en question adopte un régime de change fixe ou fait partie d’une union monétaire. Avec ce régime, le gouvernement perd en effet son autonomie monétaire et ce, conformément aux enseignements du triangle d’incompatibilité de Mundell[8]. La politique monétaire nationale s’ajuste pour défendre seulement la parité (en cas de change fixe) ou elle fut déléguée à une entité supranationale (en cas d’union monétaire) et il n’est plus possible à la banque centrale nationale d’activer son pouvoir monétaire, ni de monétiser la dette souveraine. C’est bien le cas de la Grèce lors de sa dernière crise de dette souveraine où 95% de cette dette était domestique alors, qu’avec son appartenance à la zone euro, elle s’est trouvée incapable d’assurer ses engagements via le rachat d’une partie de ses dettes et par conséquent obligée de se soumettre à la feuille de route imposée par une Troïka mobilisée à cet effet (BCE, Fond Monétaire International et Commission Européenne).


[1] En témoigne la politique de Quantitative Easing -ou d’assouplissement monétaire- menée par la FED aux Etats Unis d’Amérique. La FED, pendant de longues années, a financée le programme de relance de l’Etat fédéral en accumulant les bons du trésor (T-Bonds) et en prenant en charge la transformation en liquidités des crédits bancaires titrisés. La Banque Centrale Européenne a également mené plusieurs programmes de refinancement des banques en zone EURO, tout en refusant de réaliser des actions spécifiques au profit de certains pays en difficulté (en particulier le refus d’émettre de la dette souveraine au nom de l’UE pour la Grèce, Chypre, l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande entre-autres).

[2] Il y a plusieurs cas répertoriés de sauvetage d’institutions privées par de l’argent public (faillite d’AIG, le plus grand assureur du monde sauvé par le contribuable fédéral par nationalisation) ou de prêts consentis par les Etats aux banques nationales les plus fragiles (France, etc.).

[3] Un tribunal arbitral, la plupart des cas

[4] Il s’agit d’une partie des critères de convergence économique de Maastricht

[5] Pour plus de détails, voir Guidance note on the bank-fund debt sustainability framework for LIC, World Bank, 2017.

[6] Pour plus de détails, voir Insolvabilité des Etats et dettes souveraines sous la direction de Mathias Audit, lextenso éditions, 2011.

[7] Il est à noter que pour assurer ses engagements financiers, un Etat a aussi la possibilité de vendre une partie de son patrimoine national. Or, ce dernier, constituant l’actif comptable de l’Etat, ne peut pas être cédé contre le consentement des autorités, à moins bien sûr qu’il ait été gagé. L’immunité souveraine prime donc dans la plupart des cas et il est quasi-impossible de retenir cette option.

[8]Le triangle d’incompatibilité de Mundell montre qu’il est impossible de réaliser conjointement mobilité parfaite des capitaux, change fixe et autonomie de la politique monétaire.

 

La seconde partie de cette tribune est à consulter ici.

 

Achraf AYADI est expert bancaire et financier auprès d’institutions financières européennes, qu’il conseille depuis Paris (France). Il est administrateur indépendant d’une banque de détail en Tunisie et membre de la Commission Bancaire de la Chambre de Commerce Internationale. Il est Docteur ès sciences de gestion de l’Institut Mines-Télécom et de l’Université d’Évry-Val-d’Essonne et détient la Certification de l’Autorité des Marchés Financiers.

Aram BELHADJ est Docteur es sciences économiques de l’université d’Orléans et titulaire d’un Diplôme des Etudes Approfondies en économie monétaire et bancaire de l’université de Tunis el Manar. Il est actuellement enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Nabeul (FSEGN), Université de Carthage. Il travaille sur les questions d’intégration économique et monétaire dans les pays émergents et est l’auteur de plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques internationales.

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