Aujourd’hui plus que jamais, la distinction entre le sunnisme et le chiisme demeure instrumentalisée par le pouvoir politique.
Vendredi 15 juin dernier. Le Maroc et l’Iran vont s’affronter lors du premier tour de la Coupe du monde de football qui se déroule en Russie. Et la Toile s’agite. Pour parler football, évidemment. Mais pas que. Si les deux nations qui s’opposent entretiennent des relations très instables depuis plusieurs années, celles-ci ont pris froid très récemment : en mai dernier, la République islamique est soupçonnée par Rabat d’avoir aidé militairement le Front Polisario, l’autorité qui gouverne de facto le Sahara occidental, un territoire que le royaume marocain considère comme sien. Mais les deux pays avaient déjà cessé toute relation diplomatique. Comme en 1980, lorsque Téhéran avait reconnu la République arabe sahraouie démocratique proclamée par le même Front Polisario.
Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’Internet se soit fait l’écho de ces tensions. Plus surprenant en revanche : que l’opposition religieuse entre les deux nations trouve une petite place sur le Web. Certains supporters affirmant : « Sunnites, chiites, peu importe : seul le football compte ». Surprenant mais, en vérité, tout sauf illogique. Car « sur le papier » – selon l’expression footballistique consacrée -, les Marocains appartiennent bien au sunnisme et les Iraniens au chiisme ; « sur le papier », toujours, les deux courants majoritaires de l’islam se livrent une bataille millénaire. Et semblent effectivement réguler les rapports entre pays se réclamant de telle ou telle obédience. Jusqu’à nier leur aspect politique, comme certains dirigeants voudraient le faire croire ?
Instrumentalisation
Non. Certainement pas. Pour Laurence Louër, chercheuse française au Centre de recherches internationales (CERI) et spécialiste de la question, il ne faut pas voir dans les relations entre sunnites et chiites une guerre sans fin qui durerait depuis plus d’un millénaire. Car, faut-il le rappeler, aux origines de la distinction entre sunnisme et chiisme se trouvent deux conceptions antagonistes du pouvoir. Le premier courant plaidant, à la mort de Mahomet, pour une forme de pouvoir oligarchique et par cooptation ; le second appelant à respecter l’ordre dynastique pour établir la succession du Prophète. Autre distinction : le « califat » (sunnisme) porte à sa tête un leader politique – et seulement politique -, également leader religieux dans le système de l’ « imamat » (chiisme).
D’après Mme Louër, il y a, ainsi, une instrumentalisation du fait religieux par le pouvoir politique, au gré des amitiés ou inimitiés entre pays musulmans. Que l’on retrouve aujourd’hui aux confins du golfe Persique. La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran – qui, selon la chercheuse, s’est substituée au conflit entre les Ottomans et les Safavides au XVIème siècle – lierait entre eux des conflits locaux, au départ indépendants, mais regroupés pour des besoins (géo)politiques. La République islamique iranienne ? « Un Etat iranien [qui] fait de l’islam chiite un instrument politique » estime Laurence Louër. « L’Iran va en effet chercher à diffuser cette idéologie en dehors de ses frontières et donc faire concurrence au sunnisme », instrumentalisé de son côté par les Saoudiens.
Aujourd’hui, cela se vérifie un peu partout au Moyen-Orient. En Syrie, où Téhéran prête main forte à Bachar al-Assad, de confession alaouite – une branche du chiisme. Ceci notamment grâce au Hezbollah, le parti politique libanais chiite et bras armé de l’Iran dans la région. Au Yémen, où la République islamique épaule les rebelles houthistes, zaïdistes – idem -, contre les forces progouvernementales, soutenues par l’Arabie saoudite. Qui, quant à elle, entretient des relations très poussées avec le Liban, dont le Premier ministre doit appartenir au sunnisme selon la Constitution. En d’autres termes : attention au pouvoir – et, surtout, à la volonté – politique qui se cache derrière le fait religieux. Censé véhiculer, pour rappel, des messages de paix.
