« Il y a un changement de paradigme de Washington en faveur du Qatar »

D’après Sébastien Boussois, la crise en Afghanistan a rebattu quelque peu les cartes du jeu diplomatique au Moyen-Orient.

L’émir du Qatar, Tamim ben Hamad al-Thani, était en visite à Washington le 31 janvier dernier. Il s’agit du premier dirigeant du Golfe à s’inviter à la Maison-Blanche depuis l’ère Biden. Ce qui pourrait éventuellement indiquer un changement d’alliance par rapport à l’administration Trump, qui s’appuyait plutôt sur l’Arabie saoudite.

Quelques questions à Sébastien Boussois, politologue spécialiste de la région, pour un éclairage rapide.

Est-ce un moyen de souligner (remercier) le rôle capital du Qatar dans l’évacuation de civils après l’accession des Talibans au pouvoir en Afghanistan ?

Il y a une vraie question qui se pose dans l’après-Trump et la décision de Joe Biden d’entrer de nouveau dans le jeu du Golfe. Depuis son accession à la Maison-Blanche [en janvier 2021, ndlr], le président américain était plutôt dans une logique de désengagement, et sa première décision de ne plus considérer Mohammed ben Salman [le prince héritier d’Arabie saoudite, ndlr] comme interlocuteur officiel des États-Unis en Arabie saoudite était un premier pas.

Avec Joe Biden, les choses semblent avoir également changé pour les Émirats arabes unis, qui pouvaient avoir une oreille attentive, tout comme Riyad d’ailleurs, de la part de Donald Trump. Et il y a effectivement, depuis la crise en Afghanistan, un changement de paradigme de la Maison-Blanche en faveur du Qatar. Car au moment du retrait américain et occidental du pays, à l’été dernier, les Qataris ont été les premiers à proposer leur aide afin d’épauler l’ensemble des ressortissants afghans, mais également toutes les personnes qui avaient collaboré avec les pays occidentaux depuis vingt ans.

C’est probablement ce qui a payé pour Doha : d’avoir permis, depuis deux ans voire plus, les négociations dans la capitale qatarie entre les États-Unis, le gouvernement afghan et les Talibans ; et, lors de la débandade, si je puis dire, au moment de l’évacuation, d’avoir favorisé plus de la moitié du rapatriement de l’ensemble des personnes présentes sur place.

La page du « blocus » contre Doha est donc définitivement tournée selon vous ?

Probablement qu’après la crise déclenchée, notamment, par Donald Trump en 2017, visant à l’isolement diplomatique, économique et politique du Qatar, ce véritable « blocus » qui a duré près de 4 ans, il y a sans doute de la part des États-Unis une volonté de rééquilibrage en faveur de Doha. Ce qui est intéressant, d’ailleurs, c’est que Doha cherche à faire le jeu du multilatéralisme, au moment où Joe Biden tente timidement de revenir dans cette partie-là, alors que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite semblaient mieux « équipés » pour exercer ce rôle clé pendant que Donald Trump était à la Maison-Blanche.

Que peut apporter le petit émirat, riche en gaz, mais également en inimitiés, dans cette région du Moyen-Orient, parcourue par de nombreuses tensions depuis quelques mois ?

Le Qatar est un acteur stratégique et global de l’approvisionnement en hydrocarbures dans le monde, puisqu’il est le 4ème producteur mondial, et le 1er (ainsi que le plus moderne) en termes d’acheminement du gaz naturel liquéfié – le Qatar possède les plus gros supertankers au monde pour fournir et approvisionner ses clients.

Au-delà du rôle que joue le Qatar dans les hydrocarbures au Moyen-Orient, ce qui est intéressant, en ce moment, c’est de se pencher sur la crise en Ukraine entre la Russie, l’OTAN, les États-Unis et l’Europe. Car il y a un problème majeur pour cette dernière : sa dépendance énergétique au gaz russe. Imaginez qu’il y ait un glissement ou une radicalisation des positions qui pourraient (ou pas) mener à une guerre, Moscou serait de nouveau isolée, avec des sanctions importantes, et l’Europe serait en panique et probablement confrontée à des pénuries de gaz.

C’est la raison pour laquelle Washington a initié, depuis quelques jours, des discussions avec le Qatar pour que Doha serve de fournisseurs supplémentaire de gaz à l’Europe. Ce qui lui permettrait, d’une part, d’être moins dépendante du gaz russe, mais également de diversifier ses sources d’approvisionnement, une donnée fondamentale, au-delà de la vision américaine, pour la sécurité politique et énergétique de l’Europe.

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