Conscience insulaire et simulacre communautaire

Il n’est pas nécessaire d’être enclavé dans un territoire difficile d’accès pour avoir une attitude insulaire face à tout ce qui semble autre ou étranger.

La tentation insulaire et ses habillages symboliques

 

« Opère une distinction.

Appelle-la la première distinction.

Appelle l’espace dans lequel s’opère cette distinction

l’ ‘espace qui est séparé ou divisé par cette distinction. » (Assmann, J., 2001, p.17).

C’est en ces termes qui riment tel un poème que le grand historien allemand des religions, Jan Assmann, a réussi à saisir le raisonnement qui opère en filigrane au cœur de tous les fanatismes religieux depuis des temps immémoriaux. Asmann nomme ce raisonnement axé sur la séparation, le rejet et la condamnation de tout ce qui est jugé autre ou étranger : « la distinction mosaïque ». Il s’agit, selon ce brillant historien, de « la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faut dans la religion, et elle est à l’origine de distinctions plus spécifiques, comme celle entre juifs et goyîm, entre chrétiens et païens, entre musulmans et incrédules (…) Les distinctions culturelles, Religieuses ou intellectuelles de ce type construisent un monde qui ne regorge pas seulement de significations, d’identités et d’orientations, mais aussi de conflits, d’intolérance et de violence. » (Ibid., p.17).

Notons d’emblée qu’il n’est pas nécessaire d’être enclavé dans un territoire difficile d’accès pour avoir une attitude insulaire face à tout ce qui semble autre ou étranger. Même dans des lieux habitués à la circulation des hommes et des idées, et ayant de surcroît une expérience séculaire confirmée de la diversité et du vivre-ensemble, des réflexes de xénophobie et de rejet du différent peuvent parfois faire irruption et devenir source d’angoisse, voire d’effroi. C’est qu’il existe des territoires symboliques insulaires qui opèrent dans l’inconscient collectif. Ces lieux invisibles, et souvent impensés, forment la topographie archaïque de notre être et n’ont pas forcément de rapport de cause à effet avec la géographie proprement dite. A leur propos, il faut plutôt parler, comme on le verra avec le philosophe Raymond Ruyer, de « relief axiologique« , puisqu’ils constituent  des topiques construites par la société et la culture.

Certes, toute communauté humaine apparaît d’emblée habillée de la texture du monde dans lequel elle est enracinée et au sein duquel elle est incessamment englobée. En termes heideggériens, rien n’est donné qui ne soit inscrit dans l’horizon d’un monde. Mais,  aussi et surtout, rien n’est perçu ou vécu, et encore moins saisi et pensé, qui ne soit historiquement engendré, inséré et articulé dans la configuration historiale d’un peuple saisi essentiellement comme communauté d’œuvre et de destin. Autrement dit, rien n’est naturellement donné, tout est culturellement  construit – d’aucuns diront « idéologiquement élaboré« .

Tel est le schéma d’analyse qui va orienter l’approche qui suit. Aussi le cheminement proposé sera-t-il scandé par deux séquences, séparées l’une de l’autre pour des raisons de méthode mais complémentaires sur le fond. Dans la première,  l’insularité ne sera pas approchée comme une simple donnée topographique ou géographique, mais comme une construction axiologique qui a pour visée de définir les notions de limite et de frontière tout en les dotant de sens et de valeur, marquant ainsi un territoire donné de l’empreinte de la communauté qui y a élu domicile. On se trouve ainsi face à une posture d’insularité dont l’origine serait culturelle et pas forcément naturelle. Dans la deuxième séquence, l’attitude insulaire, comme état d’esprit, créée ex nihilo et soutenue au fil des ans par une politique d’Etat, sera contextualisée dans le cadre arabe   à partir de deux repères, encore une fois distincts mais convergents : celui de la généalogie (l’explication par la mémoire) ; et celui de l’actualité (la saisie à partir du présent comme acte de présence dans un monde qui nous interpelle).

Le jugement spontané, presque naturel, qui consiste à dire : « les gens du nord sont comme ceci, et ceux du sud comme cela« , est un jugement qui trouve inconsciemment sa matrice, qu’on le veuille ou pas, dans une posture insulaire. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss a pertinemment montré que la conscience insulaire est de toute évidence la chose la mieux partagée entre les peuples et les communautés. Même pour les peuplades dites sans écriture ou sans histoire, le territoire de l’humanité s’arrête parfois aux frontières de la tribu : au-delà se profile l’ombre d’un autre monde, sombre et menaçant où règnent les monstres et les barbares. Cette phobie devant l’altérité est universellement – mais inconsciemment – vécue et intériorisée comme un pathos et trouve, entre autres, son remède dans le cadre faussement rassurant du mariage endogamique.

Dans Race et histoire, Lévi-Strauss précise toutefois sa thèse centrale à propos de la relation ambivalente entre identité et différence. Pour lui, contrairement à l’opinion commune, la diversité est la condition sine qua none du progrès. Il note : « Il y a simultanément à l’œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées. Les unes tendent au maintien et même à l’accumulation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité. » (Lévi-Strauss, C., 1987, p.12). Pour expliciter ce postulat, l’ethnologue prend l’exemple des langues et montre que des langues de même origine comme le russe, le français et l’anglais –  (qui sont toutes latines)  – ont tendance à se différencier les unes par rapport aux autres alors que des langues d’origines diverses développent des caractères communs, le russe et les langues finno-ougriennes et turques.  Ainsi, pour Lévi-Strauss, la diversité des cultures humaines « est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent. » (Ibid, p. 14). Et de conclure : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul. » (Ibid., p. 73).

Le sentiment d’insularité serait donc une construction sociale et culturelle. Quand bien même l’enclavement géographique et le destin historial propres à une communauté créeraient des situations propices aux réflexes d’autisme et de repli sur soi, le conservatisme culturel et l’endoctrinement idéologique demeurent des facteurs hautement déterminants. C’est dans ce sens que le traditionalisme religieux en terre d’Islam s’est toujours efficacement appuyé sur des instruments (théologiques, pédagogiques, médiatiques,) d’endoctrinement des esprits et de domestication des corps pour légitimer les aléas de la géographie et les contingences de l’histoire. Il se contente, à vrai dire, de proposer un habillage symbolique sur mesure en faisant de l’enclavement géographique un repli identitaire et du traumatisme historique un chauvinisme exacerbé irrévocablement sourd à l’appel d’un ailleurs et d’un dehors qui peuvent ne pas être hostiles, mais plutôt complémentaires et enrichissants.  La situation géométrique, ou géographique, n’a rien d’essentiel comme on le verra avec Raymond Ruyer pour qui « une falaise verticale intervient dans le champ psychologique comme dangereuse, et non comme verticale. » Le lieu est donc animé, c’est-à-dire traversé de l’intérieur par des significations et des valeurs. Pour saisir ces valeurs et ces significations, encore faut-il approfondir notre approche du monde, des autres et de nous-mêmes pour pouvoir éprouver le sentiment de profondeur et échapper ainsi à toute forme de légèreté dans nos jugements et nos décisions.

 

Le monde entre profondeur et axiologie

 

Dans « approfondir », il y a « profondeur ».  En ce lieu advient l’idée de « fond ». On dit : « creuser en profondeur pour déterrer ou exhumer un vestige du passé ». On dit aussi : « creuser pour enterrer ou inhumer. » Toujours est-il que pour creuser, exhumer ou inhumer, enterrer ou déterrer, il faut se plier vers le bas, diriger le regard vers ce qui est au-dessous de nous, vers le sol qui nous porte et nous supporte. Ici le fond ouvre les sillons des fondations. Creuser, exhumer, inhumer, enterrer, déterrer : toutes ces actions exigent l’usage des mains. C’est le niveau haptique de l’action d’approfondir (du grec hâptos : toucher, saisir avec les mains). C’est aussi la dimension verticale de la profondeur : passer du haut vers le bas, et du bas vers le haut. On dit aussi : « jeter un regard profond sur une chose, un paysage, une figure. » On parle aussi d’une « vue en profondeur ». C’est-à-dire en perspective. La saisie de la profondeur par la vue exige quant à elle un schème de perception horizontale. Il y a donc une double manière de saisir la profondeur : une verticale orientée du haut vers le bas et inversement, outillée de surcroît par l’usage méticuleux et agile des mains ; l’autre horizontale axée sur la vue et donc « réalisée » (au sens cinématographique) par l’usage de nos yeux. La saisie de la profondeur exige donc une prise de vue optique, mais aussi une manipulation haptique qui repose sur l’usage des mains. Optique et haptique, la saisie de la profondeur est une expérience sensible. Aussi le sentiment de profondeur ouvre-t-il sur des émotions, actives ou réactives, des attitudes d’attraction ou de répulsion.

Bref, le sentiment de profondeur est émaillé de significations. Suivons Raymond Ruyer, un des rares philosophes profonds et pourtant resté inconnu sauf pour d’autres qui furent aussi profonds que lui, Deleuze notamment. Dans un de ses textes les plus subtils publié en 1956 dans une revue savante, il écrit :  » Analysons d’abord quelques exemples concrets. Un jeune enfant insouciant joue près du bord d’une falaise abrupte. Un spectateur le regarde de loin. Il est conscient du danger couru, mais sans pouvoir intervenir. Ce qui fait le caractère dangereux de la situation de l’enfant, c’est évidemment la conscience imparfaite que l’enfant possède de la dimension verticale. Il joue sur le plan horizontal aussi tranquillement que dans la cour de sa maison. Et pourtant, un seul pas horizontal malencontreux peut provoquer une chute verticale mortelle. Une carte géographique sans indication du relief ne ferait pas davantage de différence entre la situation de l’enfant sur la falaise et dans la cour de la maison. Une vue latérale, au contraire, ferait immédiatement apparaître le danger couru, mais encore à la condition, bien entendu, que l’observateur possède un certain nombre de savoirs, et soit conscient d’un certain nombre de significations et de valeurs : il faut qu’il sache que les corps tombent, et qu’un enfant est imprudent, fragile, et précieux. Si l’enfant pouvait voler comme un oiseau, sa situation ne produirait aucun émoi. De même, si l’observateur était un monstre d’indifférence, un agnostique pour les valeurs, à la manière de certains schizophrènes ou d’un homme sortant de syncope, il regarderait l’enfant sans émotion. En fait, le spectateur normal éprouve une terrible anxiété qui devient encore plus intense chaque fois que l’enfant s’approche davantage du bord mortel. » (Ruyer, R., 1956, p. 242).

Raymond Ruyer détaille mieux sa conception du relief axiologique, dans sa relation indéfectible avec le sentiment de profondeur, en analysant une scène de l’intrigue amoureuse nouée entre le jeune Julien Sorel et Madame de Rénal tel que Stendhal la décrit dans Le Rouge et le Noir. Notre philosophe précise : « Prenons un deuxième exemple, qui a déjà été discuté par Lewin, dans ses essais de psychologie « topologique ». Julien Sorel a résolu de commencer la conquête de Mme de Rénal, en lui prenant la main. Lorsqu’arrive le moment où il doit la quitter, il n’a pas encore le courage de réaliser son plan. À dix heures moins un quart « dans une angoisse qui lui fait perdre la raison », il se dit : « Quand l’horloge sonnera dix heures, je ferai ce que j’ai décidé, sinon, je monte dans ma chambre, et me sauter la cervelle. » (…) Il est encore plus évident ici que dans l’exemple de l’enfant sur la falaise, qu’un schéma purement géométrique ou topologique de la situation est tout à fait « superficiel » au sens propre du mot. Tout réside dans les significations ou les valeurs en jeu : l’ambition de Julien, les convenances mondaines, l’ivresse du succès possible, le danger d’échouer. Son angoisse est un vertige devant les abîmes non matériels qu’il côtoie. La facilité, l’insignifiance matérielle du geste : prendre la main, qui est à quelques centimètres de la sienne, contraste avec l’énorme importance de sa signification morale : chute ou triomphe possible. » (Ibid., p. p. 243-244).

Ne pas avoir une quelconque saisie du relief axiologique qui fait que tout lieu, proche ou lointain, est un site habité par des significations et émaillé de valeurs ; ne pas éprouver le sentiment de profondeur face aux objets et aux êtres qui nous entourent (minéraux, végétaux, animaux, humains), conduit inéluctablement  à la déréliction  comme perte des repères. Nous perdons notre propre orientation dans un monde qui ne cesse de se dérober et d’échapper à notre prise. La perte des repères rend le monde sombre et indéfini. Et il devient par là même hostile et inquiétant. Le repli sur ce qui est proche et familier  semble d’emblée salutaire et pérenne. On refait un autre monde, « notre » monde à partir de données et de matériaux qui semblent à notre portée : la famille, la communauté, la langue, le culte… Derechef, tout un mode de vie insulaire se construit et s’active.

Mais comment accepte-t-on un mode de vie  insulaire alors que tout en nous exècre les replis et les clôtures ? Dans son Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes, Rousseau soutient que « l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt. » Il charge ainsi  l’emprise sociale et communautaire  en en faisant la source de tous les maux et les vices. Cette thèse, désormais classique, suscite l’adhésion par son bon sens. Tout semble, en effet, confirmer le postulat selon lequel l’incapacité d’ouverture aux cultures autres n’est jamais reçue par les individus comme un don de naissance et n’a donc rien d’inné. Il suffit, à cet égard, d’observer les enfants et leur immense aptitude à communiquer sans préjugés ni parti-pris (cf. à titre indicatif les travaux de Jean Piaget et de Françoise Dolto). L’identité supposée d’un groupe humain donné et sa possible différence par rapport à d’autres groupes reposent sur les discours élaborés à cet effet par un hypothétique légitimateur. Selon le philosophe belge Michel Meyer : « Il ne s’agit pas de savoir ce qui fonde abstraitement un groupe, mais qui le fait, qui le représente et qui est légitimé à le faire, saison après saison, cycle après cycle. » (Meyer, M., 2000, p. 39). Meyer trouve dans l’homme de religion la figure idéal-typique du légitimateur puisqu’il est souvent considéré comme le dépositaire du culte sacré des ancêtres. Aussi le légitimateur ne peut garantir la pérennité du culte de ses propres ancêtres et, par là même, consolider la cohésion de son propre groupe, que s’il discrédite  les cultes et les groupes jugés autres. Suivons l’analyse de  Raymond Ruyer : « La proclamation par les religions prosélytes de nouvelles valeurs prend souvent l’aspect d’une proclamation d’antivaleurs, ou de valeurs négatives. Presque tous les fondateurs prêchent selon ce schéma :  » On vous a dit jusqu’à présent… mais moi je vous dis… » Or, un prêche d’antivaleurs ressemble fort à une proclamation de révolution sociale – surtout s’il s’adresse à des groupes sociaux mal intégrés dans le fonctionnement social, à des sous-ethnies, à des immigrants déracinés, à des défavorisés, ou à des favorisés inquiets de leur sort futur, ou à des « carencés » psychiques ou spirituels. » (Ruyer, R., 1971, p.p. 160-161). Inutile de rappeler que Les nuisances idéologiques, dont ce fragment est repris, fut publié à l’orée des années septante déjà. Et il s’avère de nos jours à la fois hautement visionnaire et tristement actuel.

 

L’Arabie : une insularité multiséculaire

 

« Je connais vos sables et vos rêves ! », c’est en ces termes que le général de Gaulle s’est adressé un jour à un ambassadeur syrien dont il venait de recevoir les lettres de créance. L’historien Abdallah Laroui commente ainsi les paroles du général : « Sables matériels du désert sans doute, mais aussi sables  mouvants d’une politique qui n’a ni centre ni limites ; rêveries au milieu d’un espace non dominé, bien sûr, mais les dunes dans certaines contrées, à en croire Saint-John Perse, « sont des pans de siècle en voyage ». » (Laroui, A., 1977, p. 215). Il suffit de changer « sables » par « désert » et « rêves » par « mirages » pour saisir les visées que la langue châtiée et policée du vénérable général sous-tend. Tout indique en effet que la relation entre le désert et ses mirages est une composante essentielle du mode de vie et de la culture arabes. Le nomade en Arabie fut constamment en quête de points d’eau et d’oasis pour se désaltérer, abreuver ses bêtes et trouver un coin d’ombre.  Les mirages saturaient souvent son horizon. Assoiffé, fatigué, désespéré, il finissait toujours par céder aux fausses promesses que les mirages font scintiller et miroiter au loin. Pas étonnant si Lawrence d’Arabie qui avait une connaissance haptique et rapproché des Arabes parce qu’il fut militaire de terrain comme de Gaulle, ait écrit : « La plus grande industrie des Arabes est la fabrication des croyances ; ils ont presque le monopole des religions révélées. » (Lawrence, T.E., 1936, p. 51).

La tradition islamique a développé dès l’origine la volonté d’être entre soi et a développé, par là même,  un esprit de clocher fondé sur la seule communauté de foi religieuse. S’adressant à la communauté des croyants, le Coran précise : « Vous êtes le peuple le plus excellent qui ait jamais surgi parmi les hommes ; vous ordonnez ce qui est bon et défendez ce qui est mauvais, et vous croyez en Dieu. » (Coran, III, 106). Il ajoute dans le même sillage : « Croyants ! Ne formez de liaisons intimes qu’entre vous ; les infidèles ne manqueraient pas de vous corrompre ; ils désirent votre perte. Leur haine perce dans leurs paroles ; mais ce que leurs cœurs recèlent est pire encore. Nous vous en avons déjà fait voir des preuves évidentes, si toutefois vous savez comprendre. » (Coran, III, 114). Tout un mode de vie communautariste fut ainsi élaboré. Cinq indices en témoignent à titre strictement indicatif : le marquage territorial ; la mémoire sélective ; le régime alimentaire ; l’adoption du calendrier lunaire ; l’observance stricto sensu des cinq prières quotidiennes. Approchons de plus près chaque élément.

Comme autorité politique et religieuse, l’islam a élaboré sa propre conception du monde habité. Il est vrai que toutes les civilisations ont eu comme caractéristique de diviser le monde en fonction de leurs convictions culturelles, religieuses ou idéologiques. Dans l’antiquité, les Grecs ont partagé le monde entre Grecs et barbares, et les juifs entre juifs et gentils. Les Européens quant à eux ont imaginé diverses façons de diviser le monde. Ces divisions ont évolué avec le temps pour des raisons culturelles, économiques et politiques. Les Européens ont ainsi commencé par diviser le monde médiéval entre chrétiens et païens, puis, à l’intérieur de la chrétienté, entre différentes monarchies et principautés. Mais l’évolution historique les a incités, dès le Siècle des Lumières, à adopter comme schème de classification le principe de l’Etat-nation qui détermine une forme de citoyenneté basée sur l’égalité des droits entre citoyens libres et abstraction faite autant que possible de toute appartenance ethnique ou religieuse. Bien évidemment, le colonialisme et l’irruption, pendant l’entre-deux guerres mondiales, du fascisme et du nazisme ont cruellement lézardé cette vocation humaniste.

La conception de l’Islam est tout autre. Suivons l’analyse de Bernard Lewis : « Le monde, tel que le perçoivent les musulmans, se divise en deux parties fondamentales: le Territoire de l’Islam (Dâr al-Islâm) et le Pays de guerre (Dâr al-Harb). La première comprend tous les pays soumis à la loi islamique, grosso modo l’empire musulman ; la seconde englobe le reste du monde. De même qu’il n’y a qu’un seul Dieu dans les cieux, il ne peut y avoir qu’un seul souverain et qu’une seule loi sur la terre (…) Les musulmans considèrent qu’un jour viendra ou l’humanité dans son ensemble embrassera l’islam ou se soumettra à l’autorité musulmane. En attendant, leur devoir religieux est de lutter pour atteindre cet objectif. » (Lewis, B., 1984, p.p. 53-54). Pas étonnant si les foukahas (légistes traditionalistes musulmans) s’étaient ingéniés à établir une ligne de partage entre le territoire sous domination islamique et celui sous contrôle non-islamique. Des fatwas (consultations juridiques) ont été souvent émises pour dissuader les musulmans à vivre parmi les infidèles et sous leur contrôle. En 1882, l’Algérie était sous domination française depuis un demi-siècle. Un fakih marocain, al-Madani Gannun, donna le conseil suivant à un habitant de Tlemcen : « Mon conseil le plus pressant est de te rappeler ton devoir d’émigrer du pays des mécréants (…), ô toi qui a un minimum de foi, n’hésite plus et quitte le domaine des infidèles pour celui des croyants avant que la mort te surprenne. » (Laroui, A., 2009, p. 320). Même un marchand marocain installé à la même époque à Gibraltar eut droit à  la vindicte suivante émise à son égard par le grand mystique al-Harraq : « N’as-tu trouvé sous toute la surface de la terre que ce coin pour y vivre et trouves-tu supportable de cohabiter avec les infidèles ? » (Ibid., p. 320). Si même des mystiques sont capables de telles remontrances, que dire de nos jours des salafistes… même piétistes !

L’islam s’est très trop trouvé face à l’obligation d’élaborer une mémoire historique sur mesure et donc sélective et forcément chronophage pour se légitimer et faire face aux religions et civilisations jugées hostiles et adverses. Nous savons que le territoire, où la civilisation arabo-musulmane s’est formée, est très ancien. Il fut marqué depuis des millénaires par de vieilles et brillantes civilisations, celle de la Mésopotamie sumérienne et akkadienne, celle de l’Egypte pharaonique, de la Phénicie et de la Perse. La prise en compte de la seule histoire sainte telle que le Coran la reprend de la Bible, s’est traduite par l’adoption d’une mémoire sélective de part en part et de bout en bout centrée sur le mythe adamique et l’hagiographie des prophètes. Les brillantes civilisations antéislamiques ont ainsi été effacées de la mémoire. « Aujourd’hui encore, écrit Boualem Sansal, en maintes régions du monde « arabe », dire que les peuples « arabes » existaient avant l’islam et les Arabes, qu’ils avaient fondé des civilisations brillantes (Babylone, Ur, Numidie, Egypte antique, etc.), c’est proférer un blasphème passible pour le moins de critiques violentes. Pour eux, ces peuples païens étaient des êtres primitifs, des créatures des ténèbres et de l’ignorance (en arabe al-djahiliyya) sous le contrôle d’Ibliss (Satan), ils ont disparu avant l’islam et ont été remplacés par les Arabes, élus par Allah. » (Sansal, B., 2013, p. 106).

Pour consolider la structure communautariste, l’islam a élaboré des règles alimentaires très strictes. Tout indique qu’il n’a fait que radicaliser les interdits alimentaires juifs dont les légistes musulmans avaient une connaissance détaillée. L’islamologue Mohammed Hocine Benkheira a bien montré dans son livre Islâm et interdits alimentaires (Benkheira, H., 2000) que le discours de l’islam sur les normes alimentaires auxquelles doivent se soumettre les croyants opère dans le cadre d’un « système religieux » global. La cohérence de ce système tient sur trois principes : le théocentrisme (unicité et transcendance absolue de Dieu), le ritualisme (l’adhésion au groupe, à la Umma, communauté des croyants, qui est signifiée par des actes visibles qui relèvent essentiellement d’un engagement du corps et d’une distinction entre le licite et l’illicite) et, enfin, le salut qui passe par la soumission des appétits physiques et des passions aux seuls impératifs de la stricte Chari’â (loi islamique codifiant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle). En intégrant le diptyque halal/haram (licite/illicite) au cœur même du besoin alimentaire qui est somme toute un besoin vital universel, l’islam a créé la séparation et a du même coup imposé le partage alimentaire strictement entre-soi. Certes, le musulman peut accueillir à sa table un chrétien, juif ou athée, mais l’inverse est difficilement envisageable sauf si les conditions le permettent. L’idée de don et de contre-don alimentaire est fondamentale aux yeux de beaucoup d’anthropologues, dont Marcel Mauss, parce qu’elle est au cœur de toute forme de sociabilité.

Les musulmans ont adopté, dès la fondation du premier califat à Médine, le calendrier héjirien qui fait référence à l’Exil (hijra) du Prophète en 622. Il s’agit d’un calendrier lunaire dont l’année compte 12 mois lunaires de 29 à 30 jours. L’année lunaire a 10 à 12 jours de moins que l’année solaire, d’où le décalage périodique par rapport au calendrier universel. « Ainsi tous les trente-deux ans, le différentiel fait une année entière », comme le souligne l’historien Hamadi Redissi (Redissi, H., 2007, p. 37). C’est l’observation à l’œil nu de la nouvelle lune qui signale le début du mois pour les musulmans, et non le calcul astronomique. L’adoption par les musulmans du calendrier lunaire est aussi un indice d’un repli communautaire qui se traduit par un constant décalage par rapport au calendrier universel. La plupart des pays musulmans ont adopté les deux calendriers : hégirien lunaire et grégorien universel. Ce qui a compliqué bien des choses. Vivre entre deux temporalités peut parfois river à la schizophrénie : perturbations des rythmes scolaires et dans l’organisation du travail, imprévisibilité constante due à l’impossibilité d’élaborer des projets à moyen et long terme étant donné que toute datation projetée selon le calendrier universel peut à la dernière minute être suspendue suite à une observation à l’œil nu impromptue de la lune opérée souvent à la dernière minute.

L’observance strict sensu des cinq prières quotidiennes impose aux fidèles un mode de vie monacal en rupture avec le mode de vie exigé par une société moderne sécularisée et productive. Claude Lévi-Strauss note à ce propos : « Si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles). » (Lévi-Strauss, C., 1955, p. 466). Le philosophe allemand Peter Sloterdijk souligne quant lui que l’exacerbation de la prière en Islam a conféré à celle-ci le caractère d’un « militantisme sacré » qui « correspond à un ensemble d’exercices que l’on ne demandait au Moyen Âge qu’aux membres des ordres monacaux, avec leurs heures, à accomplir sept fois par jours. » (Sloterdijk, P., 2012, p.p. 88-89).

Tous ces éléments montrent qu’il s’agit d’une posture insulaire légitimée par le dogme religieux. Aujourd’hui encore, cette légitimation religieuse, vieille de plusieurs siècles, continue de  répercuter des tonalités particulièrement instructives dans le contexte arabe contemporain. Elle s’est infiltrée insidieusement dans toutes les luttes sociales et politiques qui ont marqué le Monde Arabe et les a souvent récupérées. Aussi les combats pour l’indépendance dans les pays du Maghreb durant les années cinquante avec leurs visées nationalistes, les guerres arabes perdues et humiliantes de 1967 et de 1973 contre Israël, les guerres d’Irak de 1990-1991 et de 2003, celles de Syrie et d’Irak à partir de 2011 à nos jours, l’échec cuisant du faussement nommé « Printemps arabe » ont incontestablement permis à l’islamisme radical d’émerger comme phénomène planétaire. ( Sansal, B., 2013,  p. 11 et sq.). Maniant le prêche avant le glaive,  l’islamisme radical s’est d’abord distingué des autres formes idéologiques laïques ou marxisantes en vogue dans les années soixante comme un discours de harcèlement moral, particulièrement vindicatif et culpabilisateur, ce qui a incontestablement facilité ensuite l’engagement de ses adeptes dans un processus de terreur aveugle et généralisée. Que le prêche se fasse à l’intérieur des mosquées ou dans des terrains vagues, par le biais d’émissions télé ou virtuellement sur les réseaux sociaux, le procédé et la visée demeurent les mêmes. En ce sens que la prédication continue et persistante, appuyée sur ses deux instruments privilégiés que sont le stress permanent et la dramatisation constante, facilite le passage à l’acte. Le verbe prépare et justifie l’acte ; l’esprit outille la main. (Cf. à titre indicatif, Sloterdijk, 2012, p. 88 et sq.). La prétendue différence par exemple entre salafisme « piétiste » et salafisme djihadiste est un leurre puisque le premier n’a rien fait que préparer le terrain et dérouler le tapis au profit du second. L’islamisme sous toutes ses formes n’a fait que radicaliser le sentiment d’hostilité vis-à-vis de tout ce qui semble autre ou différent, l’Occident surtout. Il n’a fait que recycler une fixation multiséculaire.

 

Une fixation aporétique

 

Pour des raisons historiques et géographique, Européens et Arabes n’ont pu se définir et tracer leurs chemins respectifs que dans le cadre d’un face-à-face multiséculaire. « Europe, arabité (Urùpa, ‘Urùba) ; chaque mot réfère ici à une tradition culturelle dans la formation de laquelle ont concouru la géographie, l’économie, la psychologie, l’organisation étatique, la langue, la religion (…) L’arabité, telle qu’elle est entendue ici, n’est pas uniquement, ni essentiellement, le désert, le nomadisme, la famille patriarcale, la polygamie, la langue arabe ou l’islam. De même que l’Europe n’est pas seulement un climat tempéré, un système économique capitaliste, une démocratie parlementaire, un résidu gréco-latin ou un substrat chrétien. Dans l’un et l’autre, il s’agit d’une tradition culturelle élaborée à travers des siècles par l’action conjuguée de données relativement constantes et d’événements qui imposent des choix irréversibles. » (Laroui, A., 2009, op. cit., p. 155). Ces choix peuvent s’avérer salvateurs et bénéfiques ou téméraires et dramatiques. D’où le poids irréversible de chaque décision prise. Mais comment l’Europe et le Monde Arabe ont-ils opérés leurs choix et pris leurs décisions ? L’historien Abdallah Laroui précise : « Historiens et philosophes ont montré depuis longtemps que l’Europe a pris conscience d’elle-même en s’opposant à l’Islam arabe et que l’arabisme actuel est né par confrontation avec l’Europe d’abord chrétienne, puis mercantiliste. Cela veut dire que la présence de l’un pousse l’autre dans une voie qu’il n’aurait pas suivie si le premier n’existait pas, et cela à tous les niveaux : de la théologie à l’art culinaire, de la poétique à la structure urbaine. » (Ibid, p. 155).  Laroui parle de « situation de complémentarité » au sens mathématique. Et elle opère selon lui ainsi : « Supposons qu’un problème auquel se heurtent deux sociétés antagonistes comportent théoriquement deux solutions a et b ; supposons en outre que l’une d’elles a déjà utilisé a, l’autre est obligée de se contenter de b. Le premier choix peut être le fruit du hasard, le second est à la fois libre, puisque chaque société a la latitude de laisser sans solution le problème qu’elle affronte, et déterminé puisque la seconde possibilité est exclue non pour une raison intrinsèque, mais seulement par souci de différenciation. » (Ibid., p.p. 155-156).

Le fait de la complémentarité a dicté des choix opposés tant aux Européens qu’aux Arabes pendant de longs siècles. Laroui rappelle toute une pléiade de domaines : théologie (trinitarisme contre unitarisme), métaphysique (immanence contre transcendance), esthétique (figuration contre abstraction), art militaire (infanterie contre cavalerie), architecture (maison ouverte contre maison fermée), urbanisme (rues orthogonales contre rues concentriques). Bien évidemment, cette opposition s’explique en gros par la configuration géographique : « Les deux sociétés agissaient dans un monde fini : pour chacune d’elles, le monde civilisé se limitait au bassin de la Méditerranée. L’Europe est sortie de cet univers fermé à partir du XVIème siècle, tandis que les Arabes se retrouvaient doublement enfermés par la domination coloniale. » (Ibid., p. 156).

Le fantasme délirant d’un Occident hostile a duré un millénaire et s’est avéré au bout du compte affreusement aporétique. Avant l’expansion européenne et l’apparition du phénomène colonial à partir du XIXème siècle, les Arabes et les musulmans d’une manière générale (l’Empire Ottoman, notamment) avaient en effet tout au long du Moyen Âge et des temps modernes  pris leurs distances avec l’Occident qu’ils déterminaient par la seule chrétienté et donc l’hostilité. Cette fixation est à l’origine, selon le philosophe iranien Daryush Shayegan, du sous-développement du monde arabe et musulman. Il note : « Les trois événements majeurs survenus en Europe : l’expansion des voies maritimes, la Renaissance et la Réforme restèrent complètement étrangers au monde islamique. Ces trois événements ont forgé d’une certaine façon la modernité des temps nouveaux. La Renaissance et la curiosité extraordinaire qui s’ensuivit ouvrit l’Occident vers la conquête d’autres cultures, transformant ainsi son monde clos en un univers infini. La mathématisation galiléenne de la nature rendit possible l’émergence des sciences de la nature et, par voie de conséquence, le perfectionnement des armes de guerre et le développement naval, tandis que la Réforme libéra les sociétés médiévales du joug de l’Eglise. » (Shayegan, D., 1991, p.p. 282-283 ; Lewis, B., 1984 ; le même, 2002).

Nul doute que la domination étrangère, surtout européenne, a renforcé, chez les communautés et les peuples dominés, les réflexes de repli sur soi et a exalté les attitudes de l’intra muros. La volonté de puissance, opérée par l’expansion européenne du XIXème siècle, fut reçue et vécue, surtout au niveau symbolique, comme un trauma, une blessure narcissique qui balafre l’identité. Aucun étonnement si tous les prétextes ont été jugés plausibles pour prôner la nostalgie des origines, le retour à la sève nourricière d’un âge d’or rêvé et sublimé. Nombreux sont les historiens et les anthropologues (Lévi-Provençal, Touati, Gellner, Hammoudi, Laroui…) qui ont pertinemment montré comment, pour le cas du Maghreb, les forces régressives (chefferies princières ou tribales, ulémas, marabouts) avaient excellé, bel et bien avant la domination européenne, dans le maniement des stratégies d’instrumentalisation de la tradition pour asseoir une vision du monde nombriliste et, somme toute, indifférente aux sollicitations du monde moderne. On peut parler, à cet égard, d’une attitude d’insularité exogène axée sur la prise de distance par rapport à tout ce qui est jugé extérieur ou étranger. La colonisation française qui a dominé le Maghreb s’était efforcée, par des moyens administratifs (jacobinisme centralisateur moderniste pour le Maghreb dit « utile » ; despotisme théocratique dans les zones dites « inutiles »), juridiques (jurisprudence moderne en zones urbaines européanisées ; droit coutumier ancestral en zones rurales et tribales), pédagogiques (écoles françaises proprement dites pour les enfants des colons ; écoles franco-musulmanes pour les fils de notables ; écoles franco-berbères et franco-arabes pour les masses populaires…), d’introduire les schèmes d’une insularité endogène visant la dislocation des sociétés maghrébines, mais de l’intérieur. Ainsi peut-on expliquer les réflexes de méfiance et, parfois, de rejet intercommunautaire ou interrégional comme une survivance inconsciente de binômes stéréotypés inventés par l’imaginaire colonial : Maghreb utile/Maghreb inutile, bon Berbère/Arabe pervers, territoire de l’ordre/territoire du désordre…

Bien qu’apparemment séparées l’une de l’autre, les deux figures  de l’insularité – exogène et endogène – se recoupent au niveau de leurs effets pervers. Le traditionalisme obscurantiste – élaboré et propagé par l’islamisme étatique (le cas de l’Arabie saoudite et d’autres monarchies théocratiques), le mouvement salafiste, le confrérisme maraboutique…, – est à l’origine tant bien du conservatisme culturel que du conformisme sociétal. Certes, les mécanismes opérés par le traditionalisme se sont révélés, jusqu’à une certaine mesure, payants en termes de gain politique et sociétal : une cohésion idéologique et communautaire plus grande, mais dans un repli intégral sur soi.  Cette cohésion s’est avérée, sur la longue durée,  illusoire et trompeuse. Les fêlures du temps n’ont pas tardé à causer  l’irruption du volcan qui fut artificiellement ignoré, voire oblitéré.  Aussi a-t-on amèrement constaté comment le faussement nommé « Printemps arabe » a-t-il libéré le refoulé. Les réflexes d’insularité intercommunautaire et interrégionale, hérités inconsciemment du dilemme colonisation/décolonisation, ont aussitôt opéré comme d’affreuses et inquiétantes bombes à retardement causant éclatement par-ci, perte par-là : éclatement du vivre-ensemble et perte du principe du bien commun comme socle axial pour toute collectivité humaine. La déflagration créée par le dit « Printemps Arabe » a causé un séisme socioculturel aux conséquences incalculables, souvent imprévisibles. La Libye est désarticulée, la Tunisie et l’Egypte sont à la dérive. La Syrie est dévastée. Le Bahreïn est touché. Le Yémen est en ruine, son peuple affamé, non par je ne sais quel ovni étranger, mais par une coalition de « frères Arabes » conduite par  l’Arabie Saoudite voisine. Et on se surprend  à  se demander : à qui sera le tour ? Pas étonnant que d’autres soient aux aguets.

Au niveau économique, la situation n’est pas plus reluisante. Un spécialiste du Maghreb fait un constat inquiétant : « C’est entendu, le Maghreb, malgré la proximité géographique et historique avec l’Europe, occupe une place secondaire dans la polarisation de l’économie mondialisée et il ne s’y dessine aucune perspective évidente de position émergente. Au contraire, celle-ci semble même s’éloigner. La Méditerranée est aujourd’hui la région où les écarts Nord/Sud sont les plus importants et c’est aussi la seule région où ces écarts s’accroissent, notamment si on la compare à la partie en développement de l’Asie orientale, dont le PIB/habitant était 3 fois moins élevé il y a 30 ans que dans les pays du sud de la Méditerranée et qui leur est aujourd’hui bien supérieur ! (…). Et nulle part ailleurs le différentiel n’est aussi grand : le rapport entre revenus est d’environ 1 à 15. Plus spécifiquement, le PIB/habitant dans l’Union européenne est 14 fois plus élevé que dans les pays du Maghreb. Il est 20 fois plus important en Allemagne, 19 fois en France, et 12 fois en Espagne. » (Bensaâd, A., 2011).

Mais pourquoi comparer le Maghreb à l’Union Européenne ? La distance est grande comme on vient de le constater. Gardons les pieds sur terre. Tous les pays du Maghreb sont membres depuis un demi-siècle d’organismes fondés sur la langue, l’ethnie, la religion : l’Union du Maghreb Arabe (UMA), la Ligue des Etats Arabes (LEA) et l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI). Pourtant, aucun de ces organismes n’a pu garantir pour les peuples concernés ne serait-ce que la circulation des personnes et des biens. Aucun n’a pu offrir à des populations souvent déshéritées le moindre soutien dans quelque domaine que ce soit. Coquilles vides, ces organismes ne diffusent autour d’eux que le dégoût et le désespoir. Les chefs d’Etats et leurs lieutenants (hommes de religion et du monde des médias) réitèrent constamment leurs discours logorrhéiques sur le mythe des frères arabes siamois qui seraient soudés par les liens du sang, de la langue et du sacré. Ils répètent inlassablement et sans siller : « Nous sommes frères ! Nous sommes frères ! » Et chaque jour la rude actualité révèle tout le contraire : Caïn tue de mille et une façons son frère Abel, et sans raison. Hier le Liban et l’Irak furent livrés au désastre. Aujourd’hui, la Libye, la Syrie et le Yémen. Demain, d’autres encore…

 

Renouer avec le monde, les autres et soi-même

 

Oui, l’Arabie est malheureuse, irrévocablement malheureuse. Comme le serait une âme inconsolable saisie par un chagrin incommensurable. D’aucuns iraient vite en besogne, évoquant on ne sait quelle tare endogène, on ne sait quel pêché originel. Patience, patience. Le jugement ne vient pas forcément de là que mécaniquement on croit toujours à tort qu’il vient : cet Occident hautain, trop imbu de lui-même, trop imprégné de réflexes néocoloniaux et donc incontestablement islamophobes. Le jugement qui fait des Arabes des êtres à jamais imperméables au changement vient du cœur battant de l’Arabie elle-même, de ses rares forces vives et esprits lucides qui surgissent par intermittence. Hier Ibn Khaldoun ; aujourd’hui Sansal. Le premier écrit vers la fin du XIVème siècle déjà : « Habitués aux conditions de vie à l’écart et à tout ce qui y prédispose, les Arabes sont une nation farouche. La vie isolée fait partie de leur caractère et de leur nature. Ils s’y complaisent, parce qu’elle leur permet d’échapper au joug de l’autorité et de ne pas se soumettre à aucun gouvernement. Mais cette disposition est incompatible et en contradiction avec la civilisation. Ils passent ordinairement toute leur vie en voyage et en déplacement, ce qui est en contradiction avec une vie fixe, productrice de civilisation. » (Ibn Khaldoun, A., 2002, Muqaddima (Prolégomènes), tr. Abdesselam Cheddadi, La Pléiade, p. 411). Le deuxième renchérit aujourd’hui en ces termes : « Ce sont les peuples « arabes » qui dans le monde accusent le plus grand retard dans leur évolution. Toutes les propositions de la modernité sur tous les plans (philosophiques, politiques, scientifiques, culturelles) ont été refusées ou reçues avec suspicion par les pouvoirs de ces pays, qui continuent de pratiquer les mêmes immuables interdits, ressasser les mêmes vieilles aspirations, accorder le même crédit aux énoncés de la tradition, bref, de vivre dans le passé, un passée mythifié, sacralisé, figé à jamais. Rien ne doit changer dans leur environnement pour éviter la nouveauté et ses interpellations qui ébranlent les certitudes et détournent de la voie islamique. Pour de très larges pans des sociétés « arabes », l’univers mental est celui des premiers temps de l’islam, d’où la facilité avec laquelle le discours islamiste prend en elles. » (Sansal, B., 2013, p. 114).

Il y a un apprentissage à être humain en s’ouvrant au monde et aux autres. Le monde nous offre la pluralité des êtres et des manières d’êtres, les autres humains nous proposent la diversité des perspectives et des sensibilités qui saisissent ce même monde. Dans son subtil essai sur le totalitarisme, Hanna Arendt utilise deux concepts, « isolement » et « désolation », pour décrire la situation de celui ou celle qui fuit le monde et les autres hommes. Pour Arendt, en s’isolant du monde et des autres, l’individu finit par s’isoler de lui-même et par perdre, par là même, le proprement humain qui le fonde et le constitue, c’est-à-dire sa capacité de penser, de juger, d’œuvrer, d’agir, d’accueillir la vie et la mort. Il plonge ainsi dans les eaux glauques de la désolation comme déréliction et perte des repères. Le multiple, disait Deleuze, « ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons « . (Deleuze, G., Le Pli. Leibniz et le Baroque, Minuit). Nous sommes pliés de plusieurs façons. Oui, nous sommes contractés, enveloppés, tendus, noués de mille et une manières. Serait-ce parce que nous sommes définis à la fois par l’arabité, l’islamité, l’africanité et par le désir ambivalent  de cette modernité qui nous séduit et nous inquiète à la fois, nous obsède et nous fascine tout en remplissant nos cœurs de peur panique et d’effroi ? Ou serait-ce parce que nous sommes, nous-mêmes et par nous-mêmes, traversés et habités par bien d’autres choses, plus intimes, moins avouables, sur lesquelles nous n’avons aucune prise, et qui ont fini, au bout du compte, par faire de nous des êtres à jamais inconsolables et hagards, emportés par le tourbillon d’une déréliction sans appel ? Alors ? Alors quoi faire sinon tourner le regard vers les autres pour enfin retrouver la voie du dialogue. Car le dialogue, comme souci du monde et du vivre ensemble, est au cœur du proprement humain. Hanna Arendt souligne : « Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste ‘inhumain’ au sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. » (Arendt, H., 1974, p. 34). Et elle ajoute : « Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément quelles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en  parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains.  » (Ibid., p.p. 34-35).

Aller vers les autres est une attitude extatique et non insulaire ; c’est une expérience physique de sortie hors de soi en termes d’habitude, de préjugés, de communauté… Pas étonnant si Kant définissait les Lumières comme une « sortie » d’un état vers un autre. La sortie est un mouvement ergonomique, une mobilité opérée par un corps physique dans un espace fragmenté. Pour « sortir », pour quitter un lieu vers un autre, passer de l’intérieur vers l’extérieur, du dedans au dehors, et vice versa, il faut faire l’effort tout en étant conscient du passage d’un lieu à autre. Or, le passage, d’un état à un autre, d’un lieu à un autre, est un choix  opéré par un individu autonome, capable de penser, de juger, d’agir, de créer, d’innover, d’accueillir la vie et la mort  par soi-même et en constante relation avec le monde et avec les autres. Passer d’un état de clôture et de repli à un état d’ouverture et de contact est en soi un événement qui crée une mutation. La posture change, le corps se transforme (récupère son attitude verticale fixant l’horizon), l’esprit se libère, il peut enfin « regarder au loin » comme l’écrivait si pertinemment le philosophe Alain. (Alain, 1928).

 

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