Le 4 novembre 2017, le prince héritier saoudien révélait au monde sa facette autoritaire, qui montre aujourd’hui ses limites.
« Fermé pour cause de travaux… politiques ». Voilà ce qui aurait pu figurer sur les grilles du luxueux hôtel Ritz-Carlton de Riyad, fermé au public entre novembre 2017 et février 2018. Une période d’un peu plus de trois mois pendant laquelle le prince héritier saoudien, Mohamed ben Salman (dit « MBS »), « fils préféré » de l’actuel monarque, le roi Salman, a cuisiné quelque 380 notables du royaume – de l’ancien ministre à l’homme d’affaires, en passant par le membre de la famille royale. Objectif affiché : lutter contre la corruption, qui gangrène les rouages de l’Etat saoudien depuis des décennies. Objectif moins avoué : affirmer son leadership indiscutable au sein du régime. « La purge du 4 novembre 2017 est un calcul politique de MBS, confie d’emblée la journaliste Clarence Rodriguez, unique correspondante française à Riyad entre 2005 et 2017. Elle a été mise sur pied et tournée en lutte contre la corruption par les agences de communication du royaume, afin de plaire aux investisseurs internationaux surtout. »
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Le coup de filet princier, pour mémoire, est intervenu quelques jours après le premier « Davos du désert » (organisé du 24 au 26 octobre 2017 à Riyad), au cours duquel MBS a littéralement vendu la modernité de l’Arabie saoudite à un parterre de plus de 3 000 politiques et banquiers. Venus non seulement à la pêche aux bonnes affaires, mais également assouvir leur curiosité vis-à-vis d’un prince héritier qui ne cesse, alors, de casser les codes du royaume. A la veille du 4 novembre 2017, MBS, la trentaine tout juste passée, a déjà une solide notoriété de (dé)bâtisseur. Il a même fait une entrée fracassante sur le devant de la scène nationale – puis régionale et, un peu plus tard, internationale – en 2015, lorsque son père, tout juste monté sur le trône, le nomme ministre de la Défense, responsable de la planification économique du royaume et patron de la compagnie pétrolière Saudi Aramco, vache à lait du régime. Un joli lot de casquettes auquel viendra s’ajouter celle de prince héritier, en juin 2017, que MBS chipera à son cousin, Mohamed ben Nayef.
« Consensus familial et collégial »
Cette première éviction, qui marque alors les esprits à Riyad (mais pas que), en dit long sur la soif de pouvoir du jeune leader saoudien. Ainsi que sur sa vision de la conduite des affaires étatiques. « MBS est conscient que le conservatisme de la société saoudienne et sa gouvernance, qui repose sur le compromis et le consensus, constituent un frein majeur pour les réformes, explique à l’époque François Aïssa-Touazi, ancien diplomate français et spécialiste de l’Arabie saoudite. Partisan d’un Etat fort, il souhaite donc privilégier une gestion verticale du pouvoir, plus autoritaire, plus dure, sans concession et sans compromis. » Difficile, effectivement, de faire plus vertical et autoritaire que l’arrestation de plusieurs centaines de caciques du régime saoudien. Dont certains, à l’image du milliardaire Al-Walid ben Talal, actionnaire de Twitter et propriétaire du Georges-V à Paris (notamment), ont une réputation internationale solide, ce qui amplifie davantage l’effet de la purge du Ritz-Carlton de Riyad.
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Pendant près de quatre mois, l’hôtel a abrité les tractations secrètes entre les grands déchus du royaume et les autorités saoudiennes, celles-ci forçant les premiers à « payer leur dime », dans le cadre de la lutte anticorruption, et rentrer dans le rang. Autrement dit : ne pas faire d’ombre au nouveau prince héritier. A-t-on le recul nécessaire, un an plus tard, pour dire si ce coup de force lui a été profitable ? « Je pense que l’on peut parler d’échec, financier au moins, pour MBS, affirme Clarence Rodriguez. L’argent récolté à l’issue de la purge [quelque 107 milliards d’euros, ndlr] devait effectivement servir à alimenter en partie le plan Vision 2030 du royaume [grand chantier initié par le fils du roi visant à diversifier l’économie saoudienne, ndlr], qui patine un peu aujourd’hui. » Autre bémol, selon la journaliste : « Le prince héritier a, comme bien souvent, agi de manière impulsive, alors que jusqu’au roi Abdallah [décédé en 2015, ndlr], les décisions étaient le résultat d’un consensus familial et collégial. »
« Amende honorable »
Exit, donc, sous MBS, l’avis des tribus, des oulémas (les religieux du royaume), de la société ou des hommes d’affaires. « Il brusque les choses sans arrêt », précise encore Clarence Rodriguez. Comme, par exemple, lorsqu’il décrète un blocus autour du Qatar, en juin 2017, ou décide d’embastiller des intellectuels, en septembre de la même année, et des militant(e)s des droits de l’Homme, en mai 2018. Une personnalité va-t-en-guerre, impulsive, bien connue des observateurs du royaume. Dont certains estiment à présent que la purge pourrait se retourner contre son instigateur, de plus en plus affaibli par le meurtre de Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien assassiné à l’intérieur du consulat d’Arabie saoudite, à Istanbul (Turquie), le 2 octobre dernier. Faut-il dès lors s’attendre à une révolution de palais dans les prochaines semaines ? « C’est probable, mais si elle a lieu, elle se fera en interne, au sein de la famille royale, comme cela a toujours été le cas », tempère Clarence Rodriguez.
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Le retour au bercail, il y a quelques jours, du frère cadet du roi Salman, le prince Ahmed ben Abdelaziz, alors à Londres, est à ce titre « révélateur » selon elle : « Le roi Salman veut reprendre la main sur le régime afin de faire régner l’équilibre au sein du royaume ». Même son de cloche chez Gregory Gause, spécialiste de l’Arabie saoudite, qui a affirmé au New York Times que « son retour est un signe important de manœuvres au sein de la famille royale. » D’après le quotidien américain, le prince Ahmed, âgé d’une soixantaine d’années, « pourrait contribuer à légitimer toute réaction de la famille après le meurtre de Jamal Khashoggi ». Et, par-là même, remettre un peu de stratégie dans les prises de décisions du régime saoudien. Quant à MBS, plus acculé que jamais, un an après la purge qui devait l’installer définitivement sur le trône, « s’il veut redorer son blason, il doit faire amende honorable et libérer tous les prisonniers d’opinion qui dorment dans les cellules du royaume », estime Clarence Rodriguez.

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