« Le secteur est toujours perçu comme moteur de développement socio-économique malgré l’état des ressources hydrauliques. »
La survie de toutes les espèces vivantes est conditionnée à trois ingrédients indispensables : l’air, l’eau et la nourriture. La détérioration en quantité ou en qualité de l’une de ces composantes vitales est le cheminement vers la voie de la disparition. Un être humain adulte ne pourra passer qu’entre soixante-dix et quatre-vingts jours en privation de nourriture, à condition de continuer à boire de l’eau. Alors qu’il ne peut pas dépasser les trois jours sans eau. La préservation de l’espèce humaine en particulier, et des autres êtres vivants dépend directement de la préservation de l’air, de l’eau et de la nourriture.
Entre autres, l’énigme à résoudre consiste à assurer la bonne gouvernance de ces deux ressources naturelles employées dans la production de la nourriture. En revanche, les systèmes alimentaires que les humains ont inventés, et qui continuent toujours d’encadrer les activités agricoles, ont contribué fortement aux changements climatiques que nous subissons aujourd’hui. En effet, près du quart des émissions mondiales du gaz à effet de serre est causé par les activités liées au secteur agricole, et environ le tiers de l’alimentation produite est gaspillé. Et pourtant, près de 10 % de la population mondiale, selon la FAO, ont souffert de la faim en 2020, et la malnutrition demeure un risque important de décès dans le monde.
Le secteur agricole a représenté ainsi un moteur de développement des nations, et une large littérature classique affirme le rôle de l’amélioration de la productivité du secteur primaire dans l’industrialisation des pays pauvres. La règle théorique consiste alors en un passage d’une croissance basée sur la production agricole, vers une croissance tirée par une grande contribution de la valeur ajoutée industrielle et une faible contribution de celle agricole.
Après leur indépendance, les pays décolonisés accordent la priorité à une stratégie d’industrialisation pour rattraper leur retard de développement. Tout au contraire, le Maroc, depuis son indépendance, a ciblé le secteur agricole comme moteur de développement, dans le cadre d’un modèle de développement purement agricole. Mais il a aussi été employé comme un moyen de stabilisation politique, dans la mesure où le milieu rural représentait un facteur d’équilibre général de la société marocaine.
Autosuffisance alimentaire
Le pouvoir colonial s’est servi du monde rural avec ses élites pour renforcer son emprise sur le territoire marocain. La monarchie s’est appuyée, pour sa part, sur la bourgeoisie nationaliste et le prolétariat, pour chasser le colonisateur de sa terre. Après l’indépendance, et pour se débarrasser des nationalistes, la monarchie alaouite retisse ses liens avec la bourgeoisie rurale pour faciliter l’acceptation du pouvoir par les ruraux et gagner leur soutien. La confrontation des choix politiques du gouvernement marocain et des intérêts économiques des notables ruraux était la formule magique qui associera le monde rural au centre du pouvoir. Et c’est à partir de là que toute l’histoire commence, le Fellah marocain devient le défenseur du trône comme le qualifiait Rémy Leveau.
L’importance du secteur agricole a justifié les investissements publics massifs, dans lesquels le Maroc s’est engagé depuis le milieu des années 1960. Une politique de barrages est mise en place pour développer les ressources en eau de l’irrigation, et élargir les surfaces irriguées. Accompagnée d’une politique de défiscalisation du secteur et d’allocation des subventions pour promouvoir les investissements privés, mais aussi pour protéger les intérêts des élites et favoriser leur enrichissement. Ces mesures ont encouragé la culture des fruits et légumes consommatrices de l’eau et génératrices de devises, qui va substituer les cultures vivrières et céréalières.
Mais aujourd’hui encore, la récolte céréalière demeure un facteur déterminant du PIB et de la loi de finances chaque année. Pourtant, la production céréalière est soumise depuis lors à la pluviométrie, tout comme plus de 80 % des terres cultivées, et ne permet pas d’assurer l’autosuffisance alimentaire du pays. 60 ans après l’investissement dans les barrages, le Maroc dispose jusqu’à présent de 149 barrages d’une capacité dépassant les 19 milliards m3, un chiffre important par rapport aux 17 % que représentent les périmètres irrigués du total des terres agricoles.
Les nouvelles cultures vont se propager davantage avec le nouveau règne. Le secteur est toujours perçu comme moteur de développement socio-économique, malgré les résultats des politiques antécédentes et les sonnettes d’alarmes tirées par l’état des ressources hydrauliques. En 2008, une nouvelle politique agricole, encore une fois importée des cabinets étrangers, est déployée par l’actuel Chef du gouvernement, ancien ministre de l’Agriculture. La stratégie où le mot « eau » n’existe pas, d’après Mohamed Taher Sraïri, enseignant chercheur à l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, a négligé que plus de 93 % des terres sont d’un climat aride et semi-aride. Elle a encouragé la culture des pastèques, dont l’hectare cultivé consomme 6 000 m3 d’eau par an, pour que la superficie totale cultivée passe de 400 ha à 15 000 ha après 12 années.
La production des avocats s’est expansée également après le Plan Maroc Vert, au cours de la campagne agricole actuelle, cette production atteint 40 000 tonnes ; entre la campagne 2017-2018 et 2021-2022 seulement, les exportations de l’avocatier ont passé de 22 500 tonnes à 42 300 tonnes. En revanche, selon les estimations des spécialistes, l’irrigation d’un hectare d’avocats est telle que la consommation d’une commune de 1 000 habitants, l’équivalent de 100 000 litres par jour.
Mauvaise gouvernance
Le Maroc, depuis l’importation et la mise en œuvre du Plan Vert — ou comme certains marocains l’appelle le Plan Maroc Noir –, ne cesse d’applaudir les bilans en vert du plan et ses « succès » en termes d’exportation des tomates, agrumes, avocats, pastèques et fruits rouges. Mais en réalité, ces réalisations n’ont pas permis à l’économie de réaliser la croissance requise pour l’émergence économique. En effet, la croissance économique reste jusqu’au moment de la rédaction de cet article, confrontée aux aléas du climat, dépendant de la croissance de la valeur ajouté agricole qui elle-même dépend essentiellement de la production céréalière.
Après soixante ans d’investissement massif, le secteur agricole marocain est l’un des moins productif de la région. Le Maroc n’arrive pas à assurer sa sécurité alimentaire, il importe 42,5 % en moyenne de ses besoins en céréales de l’extérieur, et avec les sécheresses succédées, sa dépendance s’aggraverait en parallèle. Le marocain, dont le niveau de vie s’est détérioré de 85 % au premier trimestre de l’année en cours, fixe son minimum de subsistance à trois éléments : le pain, le thé et le sucre. L’Etat, avec tous les moyens employés depuis son indépendance, et les 87 % des retraits annuels d’eau douce consommée par l’agriculture, est incapable d’auto-assurer ces aliments, il importe 82 000 tonnes de thé en moyenne par année, et 56,5% de ses besoins en sucre.
Le Maroc se trouve aujourd’hui en situation de rareté structurelle et non seulement de stress hydrique. Les ressources en eaux renouvelables sont à 600 m3/habitant/an, alors qu’elles étaient à 928,7 m3/habitant/an, une année avant le Plan ‘‘sinistre’’. Même en année de forte pluviosité, les 130 nappes phréatiques dont dispose le Maroc ne peuvent désormais être reconstituées, selon des experts. Nonobstant tout cela, la politique agricole poursuivie continue de ressasser la même stratégie et les mêmes objectifs.
Deux facteurs expliquent la situation que nous avons tenté de décrire dès le début, la mauvaise gouvernance de l’Etat marocain et la cupidité des élites économiques. Une bonne gouvernance des ressources naturelles et financières est conditionnée par des institutions démocratiques. Au Maroc, « la corruption sévit dans les institutions étatiques et dans l’économie », selon Freedom House, et l’influence des élites cupides dont l’enrichissement justifie les moyens bloque toute décision qui risque de renverser le statu quo, dans l’absence d’une transparence générale.
Crédits photo : Des champs de luzerne à El Attaouia, au Maroc, en 2007 (Wikimedia Commons).

Ihssane El Omri est étudiante-chercheuse en politiques publiques et développement à l’Université Ibn Tofail (Maroc).