Catherine Van Offelen, consultante et chercheuse, a répondu aux questions du Monde arabe.
Le Monde arabe – Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, la menace terroriste continue de s’amplifier en Europe. Dans le même temps, le spectre de l’enlisement plane au Sahel, où les troupes françaises sont opposées depuis 8 ans aux GAT sans parvenir à l’emporter de manière décisive. La guerre contre le terrorisme est-elle entrée dans une nouvelle phase ?
Catherine Van Offelen – Vingt ans de guerre menée contre le terrorisme, loin d’éradiquer la menace djihadiste, n’ont fait qu’amplifier le phénomène. Le 11 septembre 2001, les membres effectifs d’Al-Qaida n’étaient alors que quelques centaines, un ou deux milliers tout au plus. Aujourd’hui, c’est devenu un phénomène d’ampleur inédite. En dépit d’offensives militaires et des efforts gigantesques déployés dans cette lutte, les partisans d’Al-Qaida, de Daech et de leurs organisations affiliées sont désormais des dizaines de milliers, avec des centaines de milliers de sympathisants dans le monde. Leur nombre croissant représente un risque pour la sécurité dans les pays occidentaux.
Les annonces récentes du retrait des troupes américaines d’Afghanistan et la fin de l’opération Barkhane au Sahel témoignent peut-être d’une prise de conscience que l’instrument militaire est insuffisant, et peut même se révéler contre-productif en matière de lutte contre le terrorisme. Au Sahel, où la France est engagée militairement depuis 2013, les coûts sont très importants : financiers (près de 1 milliard d’euros par an), humains (5.100 soldats relevés tous les 4 mois, soit 17.000 soldats en rotation chaque année, 55 morts depuis 2013), sans parler de l’atteinte à l’image politique de la France (soupçonnée de néocolonialisme). Malgré ces efforts, la stabilisation du territoire demeure hors de portée.
On ne peut nier que les solutions militaires ont leur place dans des pays sous haute pression sécuritaire, mais l’impasse actuelle montre qu’elles doivent être davantage articulées aux questions de développement. En ce sens, ces annonces semblent marquer une transition dans l’approche de la lutte contre le terrorisme, qui pourrait désormais passer par d’autres voies et prendraient plus en compte l’aspect multidimensionnel de la crise.
Il faut toutefois distinguer les deux théâtres d’opération. En Europe, le passage à l’acte est généralement l’aboutissement d’un processus d’endoctrinement religieux. Au Sahel cependant, le terrorisme djihadiste est moins teinté de religion qu’il n’y paraît. Les « djihadistes » sahéliens sont, pour la plupart, des bandits de grand chemin guidés par l’appât du gain. De fait, pour un individu sans ressources ni perspective d’avenir, rejoindre un groupe armé terroriste, c’est s’assurer un statut, un avenir, et surtout une manne financière. C’est du grand banditisme revêtu des oripeaux de l’idéologie.
Le Monde arabe – L’annonce de la fin progressive de l’opération Barkhane est-elle un aveu d’échec ?
Catherine Van Offelen – Force est de constater, après huit ans d’intervention, qu’aucune réponse satisfaisante n’a été apportée jusqu’ici au problème sahélien. En dépit de ses moyens lourds et modernes, et même si la France a enregistré de nombreux succès tactiques, dont l’élimination des deux cadres de l’État islamique au grand Sahara (EIGS) au Mali le 22 juillet dernier, l’opération Barkhane n’a pu contenir la virulence djihadiste.
Les groupes armés terroristes comptent aujourd’hui entre 2.400 et 4.000 combattants répartis en plusieurs mouvances dans tout le Sahel. Cela paraît peu au regard des 5.100 hommes déployés dans le cadre de Barkhane et Sabre, cette dernière relevant des forces spéciales. D’autant qu’aux forces françaises s’ajoutent entre autres les 13.000 Casques bleus de la Minusma, les 5.000 militaires qui seront déployés à terme par le G5 Sahel, les forces armées nationales, des missions de l’UE (EUTM Mali, EUCAP Mali et EUCAP Niger), et enfin de la force européenne « Takuba », qui compte actuellement 600 hommes. Malgré la disproportion du rapport de force, les troupes déployées n’ont pu venir à bout des combattants qui évitent les affrontements directs et ont su développer une stratégie d’ancrage au sein des populations.
Cela tient à une série de facteurs, tels que l’immensité du champ de bataille (aussi vaste que l’Europe de l’Ouest), le mode opératoire des combattants (guérilla), très mobiles et bien adaptés au terrain, la pauvreté endémique et des fractures sociales souvent communautaires, mais aussi aux accommodements de certains gouvernements locaux avec les djihadistes, aux revenus conséquents de ces groupes générés par les trafics en tout genre, à la faiblesse des États, ou encore à l’hostilité d’une partie des populations locales envers la présence française.
Toutefois, il est important de redéfinir les attentes de l’opinion publique selon une grille de lecture plus réaliste et en évitant de tomber dans le piège des mots. « Gagner » la guerre – au sens classique du terme – contre le terrorisme au Sahel relève de l’illusion. En effet, la guerre contre le terrorisme ne pourra pas se conclure par une victoire finale, pas davantage que la guerre contre le crime ou la drogue. Espérer un jour de gloire où l’on aura éliminé le dernier terroriste et neutralisé toute menace est illusoire. Il s’agira plutôt de viser une situation à demi-contrôlée, où la menace ne serait pas totalement éradiquée mais où l’intensité des violences serait contenue dans des proportions jugées acceptables.
Le Monde arabe – Comment la France cherche-t-elle à adapter sa présence dans la région ? L’allègement de son dispositif militaire ne risque-t-il pas d’entraîner un regain des groupes terroristes au Sahel ?
Catherine Van Offelen – Le 10 juin, Emmanuel Macron a annoncé la fin de Barkhane, mais il ne s’agit pas un départ des forces françaises au Sahel. Ce qui se profile est plutôt une réorganisation des forces et un changement de stratégie.
En pratique, la France prévoit une réduction des effectifs de moitié, passant de 5.100 hommes à 2.500 personnes d’ici 2023, et la fermeture de certaines bases. Pour permettre l’allègement de son dispositif militaire, sa stratégie repose sur deux axes parallèles : d’une part, l’« internationalisation » du conflit, incarné par le groupement de forces spéciales européennes Takuba, auquel participent entre autres plusieurs dizaines d’Estoniens, de Tchèques et de Suédois ; d’autre part, la « sahélisation » du conflit, avec le renforcement des forces armées du G5 Sahel.
Cette transformation de la présence militaire ne signifie donc pas un « désengagement » de la France, puisqu’elle gardera une présence significative dans la bande sahélo-saharienne. In fine, l’objectif demeurera le même, à savoir la lutte contre le terrorisme djihadiste et la formation des armées sahéliennes afin qu’elles puissent elles-mêmes stabiliser leur territoire.
Mais la réduction des effectifs militaires français risque néanmoins de causer un véritable appel d’air pour les groupes armés. Par exemple, la fermeture des bases françaises au nord du Mali (Tessalit, Kidal et Tombouctou) risque de laisser le champ libre aux GAT actifs dans cette zone.
Il faudra sans doute des années avant de pouvoir vraiment passer le flambeau. Les armées du G5 restent encore sous-équipées et mal entraînées et donc vulnérables aux attaques des djihadistes. L’armée malienne en particulier reste en quelque sorte le « grand corps malade » de la région. Quant au Burkina Faso, le pays a connu le 5 juin dernier le pire massacre depuis 2015, avec plus de 130 personnes tuées à Solhan par des djihadistes présumés. Les forces armées burkinabé, qui n’étaient pourtant qu’à une quinzaine de kilomètres, sont arrivées plusieurs heures après le départ des assaillants. Cela montre que les armées africaines ne sont pas en état de reprendre le relais, et qu’à l’inverse les forces djihadistes sont très opérationnelles.
Quant à la force « Takuba », elle n’a été lancée qu’en mars 2020. C’est un dispositif aux contours encore flous qui n’a, pour le moment, pas de réel impact sur le terrain. Elle n’est pour l’instant opérationnelle qu’au Mali, alors même que le Burkina Faso et le Niger subissent des attaques presque chaque semaine. En outre, les pays européens sont assez réticents à envoyer des contingents, surtout depuis les coups d’État successifs au Mali.
Cette coalition européenne est une façon pour la France de préparer sa sortie en ne donnant pas l’impression d’abandonner ses alliés au Sahel. Barkhane dispose d’une très grande puissance logistique, difficile à remplacer. C’est pourquoi cette réduction des effectifs français fait craindre une détérioration de l’environnement sécuritaire au Sahel à court et moyen terme.
Le Monde arabe – La mort d’Idriss Déby au Tchad et le coup d’Etat d’Assimi Goïta au Mali ont entraîné une recomposition rapide de la classe dirigeante dans deux pays clefs dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Quelles sont les conséquences de ces changements sur la stratégie française ?
Catherine Van Offelen – Le Tchad et le Mali ont tous deux été le théâtre de coups d’État ces derniers mois. Cela provoqué des réactions contrastées de la France, qui a adoubé le premier et condamné le second.
Au Tchad, Mahamat Idriss Déby Itno a succédé à son père, mort en avril dernier après 30 ans au pouvoir. Cette succession s’est faite en violation la Constitution de 2018. Pourtant le nouveau président a obtenu le soutien rapide d’Emmanuel Macron, venu assister aux obsèques du président défunt à ses côtés.
Au Mali en revanche, Assimi Goïta a été proclamé chef de l’État malien le 28 mai après avoir enchaîné deux coups d’État en moins d’un an, poussant la France à suspendre sa coopération militaire bilatérale avec les soldats maliens le 3 juin avant de la reprendre le 2 juillet sans guère d’explications. L’annonce du retrait partiel des troupes de Barkhane, 2 semaines après le coup d’État en mai, marque aussi la désapprobation de la France, qui tente de mettre des lignes rouges, en particulier sur la question du dialogue avec les cadres supérieurs des groupes djihadistes qu’Assimi Goïta souhaite initier et que Macron a catégoriquement refusé.
Ce décalage entre les réactions françaises au Tchad et au Mali s’explique par des circonstances différentes dans les deux pays. Après la mort d’Idriss Déby, la priorité d’Emmanuel Macron était de maintenir une forme de continuité avec l’allié tchadien, considéré comme un verrou de stabilité au Sahel. Au Mali, le coup d’État de mai dernier a été organisé contre le président de la transition, Bah N’Daw, par une junte militaire qui était déjà à l’origine du coup du 18 août 2020, ce qui en fait un « coup d’État dans le coup d’État » et révèle une instabilité chronique.
Le Monde arabe – La France a rapidement reconnu la légitimité du conseil militaire de transition dirigé par Mahamat Idriss Déby. En quoi le Tchad est-il un partenaire stratégique pour Paris au Sahel ?
Catherine Van Offelen – Le Tchad est un pilier de la politique sécuritaire de la France au Sahel. L’État-major des armées de l’opération Barkhane se trouve à N’Djamena, la capitale du Tchad. C’est là qu’est centralisée et coordonnée la majeure partie des actions sur le terrain dans le cadre Barkhane. La France maintient toujours 800 hommes dans cette base de N’Djamena, et il y a aussi deux contingents d’environ 30 soldats dans sa base de Faya-Largeau (nord) et dans celle d’Abéché (est), qui est un verrou militaire important sur la route de la capitale.
Le Tchad est aussi le plus grand contributeur de la coalition du G5 Sahel. À lui seul, le pays fournit près de 2000 soldats au sein de la coalition. L’armée tchadienne, qui comprend plus de 40.000 soldats, est la mieux équipée et la plus aguerrie du Sahel (le budget de la défense absorbe d’ailleurs 30 à 40% du budget national), alors que les armées malienne, nigérienne ou burkinabé affichent des faiblesses structurelles majeures.
Et pour cause, le Tchad tient une position de verrou de stabilité au carrefour de plusieurs régions en proie à de graves troubles intérieurs, entre la Libye et les rebelles très bien armés au nord, le Niger et les GAT à l’ouest, le Soudan à l’est où la guerre du Darfour se poursuit, les attaques du groupe djihadiste Boko Haram au Nigeria et au Cameroun au sud-est, ainsi que la Centrafrique au sud, où l’État ne contrôle plus que 20% du territoire.
La coopération militaire entre la France et le Tchad est ancienne. Depuis l’indépendance du pays en 1960, l’armée française y est présente de manière quasi permanente. A la faveur de la montée en puissance du djihadisme, la France et le Tchad ont opéré un rapprochement encore plus fort. La France ferme les yeux sur les exactions de l’armée tchadienne, ou le caractère peu démocratique du régime au nom de cette proximité et l’appui essentiel du Tchad dans la lutte contre les GAT au Sahel.
Le remplacement d’Idriss Déby par son fils introduit une période de flottement. Le fils n’est pas le père, et il s’agira maintenant de voir si ce lien privilégié se maintiendra. Si cette transition avant les élections de 2022 ouvre la porte à des querelles internes, cela pourrait affaiblir les efforts militaires là où les Tchadiens sont présents.
Le Monde arabe – Quel est le risque actuel de contagion de la situation sahélienne au Maghreb et au reste de l’Afrique francophone ?
Catherine Van Offelen – Les risques de contagion sont réels. Le rayon d’action des groupes armés terroristes était initialement circonscrit au nord du Mali en 2012, avant d’essaimer au Niger et au Burkina Faso, surtout depuis 2015. Le directeur de la DGSE Bernard Emié rappelait d’ailleurs en février dernier qu’AQMI développait actuellement un « projet d’expansion » vers les états côtiers du golfe de Guinée, en particulier la Côte d’Ivoire et le Bénin.
En Côte d’Ivoire, cette implantation est déjà effective. Depuis l’attentat de Grand-Bassam en 2016 (19 personnes tuées lors d’une fusillade revendiquée par AQMI), des cellules de djihadistes sont installés depuis 2017 au nord du pays, dans le parc de la Comoé. Les attaques s’y sont multipliées dernièrement. Au Bénin, l’enlèvement de deux français à dans le parc de la Pendjari en mai 2019 montre que ces groupes disposent de relais dans la région.
Outre leur volonté d’étendre leur influence, le principal objectif de ces groupes armés est d’avoir un accès à la mer. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso sont tous des pays enclavés. La création d’un corridor avec un accès à la mer est pour eux un enjeu stratégique d’un point de vue pécuniaire et logistique. Le but est donc de progresser vers le sud côtier et de s’implanter durablement dans les pays du Golfe de Guinée.
Cette extension géographique des attaques relève aussi d’une stratégie de dispersion, mettant les forces régionales et internationales à l’épreuve en les poussant à s’éparpiller. Enfin, les djihadistes cherchent aussi à se rapprocher des cibles de choix que sont les grandes villes du littoral. Un nouveau coup d’éclat comme l’attaque contre la cité balnéaire de Grand-Bassam en 2016 leur permettrait de déstabiliser des pays comme le Togo, le Ghana ou la Côte d’Ivoire, qui participent à la Minusma.
Au Maghreb aussi, le Sahel est de plus en plus une source d’inquiétude. L’Algérie en particulier partage plus de 3.000 kilomètres de frontières avec la Libye, le Mali et le Niger, et l’expansion des GAT pourrait un jour déstabiliser directement le pays. Si l’Algérie est restée relativement discrète sur la question jusqu’ici, elle possède une armée puissante et une dégradation de la situation couplée au retrait partiel de Barkhane pourrait l’amener à s’impliquer davantage.
Le Monde arabe – Comment concilier un engagement militaire sur la durée contre le terrorisme et l’assentiment des opinions publiques françaises et africaines ?
Catherine Van Offelen – On a tendance à dire que les meilleures guerres sont les plus courtes. Néanmoins, la lutte contre le terrorisme est une entreprise de longue haleine qui exige plusieurs années, voire des décennies d’endurance, de constance et de persévérance. L’histoire montre qu’il est difficile de prédire la durée d’une opération lorsqu’elle intervient : l’opération Harmattan en Libye a duré 5 mois, contre 13 ans pour Pamir en Afghanistan. On se souvient aussi qu’au Tchad, Épervier a duré près de 30 ans, la FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban) date de 1978, la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK) est présente depuis 1999, et l’opération ONUST est en cours dans les territoires palestiniens depuis 1948.
A cet égard, l’intervention française au Sahel, qui a huit ans cette année, s’avère donc relativement jeune, alors même que la situation du Sahel demeure préoccupante. Les objectifs de renouvellement ou de formation de nouvelles élites dans les armées, la politique et l’administration d’un pays où l’État est trop faible nécessitent une présence durable sur le terrain, sur au moins une quinzaine d’années, voire sur une génération.
Mais dans nos démocraties velléitaires, la pression continue de l’information instantanée, l’impatience de l’opinion pour une réponse immédiates et des échéances électorales nous font évoluer dans un temps trop court. Cette contradiction flagrante entre la gestion du temps court et la nécessité d’inscrire l’action dans un temps long peut conduire à des décisions hâtives et des erreurs stratégiques. L’impopularité croissante de Barkhane, couplée à l’élection prévue en 2022 a certainement pesé dans la décision de désengager une partie des troupes françaises.
Or, l’objectif au Sahel n’est pas de « gagner les cœurs et les esprits », mais de donner aux communautés les voies et les moyens de contribuer à leur sécurité. Cela passe par exemple par le renforcement des capacités des services de renseignement et le partage de données entre États. Plus largement, les résultats militaires ne peuvent être pérennisés sans régler le problème à la racine, le terrorisme islamique étant plus une conséquence qu’un mal endémique. Les problèmes de développement et de gouvernance, les tensions interethniques et la sécheresse qui sévit au Sahel sont parmi les défis majeurs à résoudre par ces communautés.

Catherine Van Offelen est consultante en sécurité internationale, spécialisée dans les questions de terrorisme et sécurité au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Elle est diplômée en International Conflict Studies du King’s College London, ainsi qu’en Études européennes et en Littérature française de l’Université Libre de Bruxelles.