Fable et réalité montée de l’« ensauvagement »

« La question n’est plus de savoir qui sont les petites mains de l’« ensauvagement », mais à qui profiterait cette dérive. »

Ressassé tel un mantra médiatique de principe, le terme d’« ensauvagement » semble ponctuer depuis quelques mois le débat politique en France. Derrière cette appellation savamment démesurée, sous-entendant quelque climat social pré-anarchique suite au relais des médias aux ordres, par l’imparable effet loupe, de faits-divers de violence urbaine impliquant de jeunes gens issus de l’immigration africaine, l’on voudrait nous faire admettre que le pays s’est transformé en vaste terrain de jeu incontrôlable pour délinquants étrangers — si possible musulmans — du fait de quelque « laxisme » unilatéral vis-à-vis d’une génération de gamins perdus, sous-estimés et mal encadrés.

Par ce montage médiatique grossier censé alimenter le discours binaire des petits fauteurs de guerre civile et autres néo-fascistes de seconde zone, il en va de la légitimation insidieuse d’une certaine vague de répression à venir à l’égard de cette jeunesse désœuvrée, au moyen de « kärcher » (sans doute fait-on référence ici à l’incontestable deutsche Qualität ?) et d’opérations militaires d’envergure, comme s’il s’agissait de faire appel aux services des sapeurs-pompiers pour débarrasser la façade républicaine de quelque nid de frelons orientaux. Allez donc faire part de ces projets d’éradication des plus subtils à un soldat digne de ce nom, il vous rira sans doute au nez avant de proposer de « former » de façon un peu virile ces jeunes gens pour la patrie, ce qui n’est pas la plus inepte des options.

Malhonnêteté

Enfin sérieusement, quelle espèce d’homme responsable s’en prendrait ainsi à des jeunes ? Bien évidemment que les agressions, les délits et trafics en tous genres pourrissent le quotidien des gens et usent la police en manque d’effectif et de moyens ; notons que cette dernière est pourtant bien présente pour matraquer les Gilets Jaunes ou verbaliser les passants qui ne porteraient pas le bâillon sanitaire… Mais celui qui prétend traiter cela par la violence du discours et de l’action politique est — pour le dire poliment — soit un traître soit un incompétent. Car la question n’est pas de cibler la conséquence, mais bien la cause, si toutefois l’on dispose de la bonne foi et de l’inventivité nécessaires — ce dont semblent dangereusement manquer les petits agitateurs communautaires à la tribune.

La délinquance ignore l’origine ethnique ou l’appartenance confessionnelle : elle n’est relative qu’à l’éducation familiale et l’environnement social (y compris scolaire). Ainsi, tirer sa Rolex à un individu de confession juive constituerait un acte hautement antisémite, alors que la petite frappe issue du prolétariat franco-maghrébin ghettoïsé qui dépouillerait la première mamie venue participerait à l’« islamisation de la France » ? Cherchez l’erreur de l’amalgame. L’argument racialiste et sécuritaire des « prisons peuplées de Noirs et d’Arabes » ne tient que par la facilité bornée du constat et la malhonnêteté communautaire du propagandiste : le phénomène observé n’étant que la conclusion tragique d’un processus d’échec collectif à analyser et déconstruire. Encore faut-il avoir le courage d’élargir sa vision et l’intelligence d’opter pour la pédagogie plutôt que céder à l’émotivité.

N’importe quel élu de quartier ou éducateur de cité, pour peu qu’on veuille donner la parole aux gens de bonne volonté, vous dira que le problème relève avant tout, au-delà d’une crise globale de l’autorité — parentale comme institutionnelle —, d’une question de représentation. Car ce sont bien nos médias hâtifs et paresseux qui s’acharnent unanimement à faire de l’immigré un délinquant, un terroriste ou un chômeur. Délinquant, il l’est par opportunité locale ou par pression grégaire, terroriste il l’est pas idéalisme désespéré, et chômeur il l’est par la typicité de son phrasé ou l’adresse qui figure en haut de son CV. Ne serait-il pas temps de proposer des modèles alternatifs viables ?

Tout ce dont un jeune en construction a besoin, quelle que soit son origine, est d’être mis à l’épreuve, accompagné, stimulé et encouragé, tant physiquement qu’intellectuellement. Mens sana in corpore sano, la formule n’a pas changé. C’est uniquement par l’exigence et la confiance que l’autorité obtiendra la reconnaissance et le respect attendus, si toutefois elle s’en donne les moyens matériels et humains. Certainement pas par la menace et la répression. Non, rien de naïf là-dedans. Seulement le bon sens de l’action sociale et éducative, pour un peu de perspective.

Gardons à l’esprit que pour beaucoup de ces jeunes les premiers travailleurs sociaux, les premiers éducateurs de rue, ne sont autres que les agents de police du commissariat le plus proche. Lorsqu’il est confronté à une autorité attentive et bienveillante, lorsqu’il est considéré individuellement, éloigné de sa bande, de son folklore de pseudo-gangstérisme et de ses lubies délictueuses, le jeune forban n’est qu’un adolescent livré à lui-même, en quête de place et de repères, un enfant qui s’ennuie, s’interroge et reproduit par mimétisme les schémas identitaires qu’il observe ou qu’on lui impose.

Épanouissement

Maintenant, posons-nous les bonnes questions : qu’est-ce qui mène à cette violence ? Qu’est-ce qui permet l’argent facile ? Qu’est-ce qui encourage l’appât du gain ? L’impunité des uns et la victimisation des autres ? Comment est-on passé du multiculturalisme vertueux à l’immigration chaotique et insensée ? Réfléchissons intelligemment, ensemble, à ces questions pressantes, en mêlant toutes les parties volontaires, en une vision d’ensemble à la fois pratique et ambitieuse.

Qu’on le veuille ou non, la France est historiquement une terre d’accueil. Reste à actualiser et assainir si besoin ses modalités d’accueil. La France n’est ni la Hongrie ni Israël, et encore moins les États-Unis : elle ne pratique ni la préférence ethno-confessionnelle ni la ségrégation raciale. Et l’arme au poing ne suffira jamais à régler une situation conflictuelle à long terme. C’est de son intelligence sociale, de son sens de l’engagement collectif, de sa mixité, de sa culture de l’échange et de son esprit égalitaire que la France tire toute sa singularité et son aura dans le monde ; ne la laissons pas aux mains des va-t-en-guerre, des complexés et des saboteurs organisés, des pro- ou des anti-, soyons aussi raisonnables que réactifs.

Encore une fois, la question n’est plus de savoir qui sont les petites mains de l’« ensauvagement », mais bien à qui profiterait cette dérive anarchique. Les idéologues patentés de tous bords semblent ignorer que le jeune « délinquant » lui-même ne peut se satisfaire, personnellement, de sa propre condition de voyou : fondamentalement, c’est par la curiosité, l’apprentissage, la passion et l’engagement que l’être s’épanouit. Jamais par la violence et le caprice. Cela tient de la nature intime de l’homme, quel que soit son environnement. Son statut de racaille, il ne le choisit qu’à moitié : au système de responsabiliser les familles et de croire en sa jeunesse — mais d’y croire avec fermeté.

Car l’on pourrait parler du véritable ensauvagement de nos sociétés, plus profond et bien moins spectaculaire, celui de la haute délinquance ultralibérale et du capitalisme moderne, entièrement déshumanisé, qui rackette les petits entrepreneurs, licencie et délocalise à tout-va, endette les États, abêtit et pervertit les gens par sa propagande médiatique et numérique où la violence, la vulgarité, l’infidélité, l’égocentrisme et le parasitisme semblent constituer les nouveaux modèles d’intégration et de reconnaissance culturelle. Mais il est toujours plus simple de désigner les petits sauvageons que les grands prédateurs organisés.

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Crédits photo : Gérald Darmanin, le ministre français de l’Intérieur, qui avait déclaré le 24 juillet dernier : « Il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société ». Alain Jocard/AFP

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