« L’aide récente du Qatar à Gaza a prouvé que l’émirat peut jouer un rôle stratégique dans la résolution de certaines crises. »
Qu’on se le dise : l’accord qui a été signé entre Israël et les Emirats arabes unis, le 13 août dernier, n’est pas un « accord de paix », mais bien un accord de normalisation des relations entre les deux pays. Il serait à ce stade exagéré de présenter le troisième pays à signer un tel accord avec l’État hébreu d’acteur de paix pour autant. Abou Dhabi n’était pas en guerre avec Tel-Aviv : il n’y avait officiellement aucune relation entre les deux pays auparavant. En réalité, cela est faux et le story-telling politique a vite volé en éclats, puisque depuis 1996, des représentations commerciales existaient dans les deux pays, et la coopération scientifique, cybernétique entre autres, était déjà bien une réalité. Tout comme leur alliance de fait avec l’Arabie saoudite contre l’ennemi iranien. Geler l’annexion des territoires occupés en Cisjordanie par Israël était peut-être un préalable à la signature de l’accord, mais dans le même temps, c’était accepter tacitement cette colonisation et, en échange, espérer pouvoir se fournir en avions furtifs F-35, les plus modernes au monde, dont est équipé Israël qui jusque-là redoutait la concurrence régionale. Un signe de « paix » ?
« Artisans de paix »
L’accord de normalisation, ne fait qu’entériner des réalités de terrain, l’ouverture de chancelleries, de liaisons aériennes entre les capitales, et la reconnaissance mutuelle des deux pays. Accusant depuis quatre ans le Qatar de soutenir le terrorisme, Abou Dhabi, dans sa quête de leadership régional et dans son soutien à un certain nombre de régimes autoritaires, tout comme son implication au Yémen et en Libye, n’est pas au clair sur ce qu’on appelle la « paix ». Ces derniers jours, alors que les pays arabes accusent les Emirats de trahir l’oumma (existe-t-elle ?), la fameuse question israélo-palestinienne refait l’actualité à la lumière de la concurrence entre Abou Dhabi et Doha pour se positionner comme celui qui serait le meilleur médiateur de paix sur ce sujet.
Si le Qatar joue les intermédiaires entre le gouvernement israélien et le Hamas, notamment, en soutenant depuis des mois le paiement des salaires des fonctionnaires à Gaza – que ne peut plus honorer l’Autorité palestinienne – afin de prévenir le chaos, le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed, a surtout réduit l’affaire à un soutien irrépressible de Doha aux islamistes. Or, même l’actuel président israélien, Reuven Rivlin, saluait ces jours-ci le rôle de Doha dans un tweet : « J’ai parlé avec l’envoyé spécial du Qatar, l’ambassadeur Mohammed al-Elmadi, et l’ai remercié pour son implication et ses efforts intenses pour stopper l’escalade et calmer la situation, qui ont lieu quotidiennement avec l’armée israélienne. J’ai insisté sur le fait qu’il était important que ces efforts débouchent sur un arrangement global, dont le retour de nos soldats prisonniers par le Hamas, et la sécurité de notre peuple. » Alors que depuis vingt ans, on ne cesse de citer le fameux processus de paix israélo-palestinien pour encore essayer de fédérer les pays arabes, que les Emirats arabes unis viendraient d’enterrer, il faut tout de même rappeler que le Hamas, qui joue les faiseurs de rois dans les territoires palestiniens, a été largement soutenu à sa création en 1988 par Israël afin d’affaiblir Yasser Arafat. Donc qui des Émirats ou du Qatar cherche à apaiser le feu ?
A quelques semaines des élections américaines, Trump et Kushner ont transformé leur fumeux concept de « deal du siècle » en fameux lot de consolation pour l’histoire, le plus petit arrangement possible par un renforcement de l’axe anti-iranien avant tout, et un « containment » statu-quoifié de la poudrière palestinienne de l’autre. Pour le président américain et le Premier ministre israélien, c’était la possibilité unique de se présenter en « artisans de paix » avant la relève de la garde américaine potentielle en 2021. Pour Mohammed ben Zayed, il s’agissait d’une nouvelle tentative de relancer les perspectives de deux alliés qui avaient soutenu ses propres ambitions régionales bellicistes au nom de la « lutte contre le terrorisme » – donc pour la paix – et contre Téhéran. Le Qatar, salué par Tel-Aviv cette semaine, peut-il profiter de l’occasion pour poursuivre sa quête de reconnaissance comme médiateur des crises régionales ? Rien n’est moins sûr.
« Realpolitik »
L’aide récente du Qatar, non pas au Hamas – parce que c’est le Hamas -, mais bien à Gaza, pour venir en aide à la population gazaouie, a prouvé que l’émirat, de par ses alliances complexes et sa position de « go-between », peut jouer un rôle stratégique dans la résolution de certaines crises. En quelques mois, d’État paria, il a pu profiter de l’effondrement de l’image de l’Arabie saoudite et de la politique très agressive des Émirats dans la guerre au Yémen et en Libye. Toute l’agilité de la politique du Qatar résidera dans son pragmatisme, son recentrage au cœur des rivalités entre puissants, la préservation de sa relation avec les États-Unis sans rancune après le déclenchement de la crise du 5 juin 2017 par Donald Trump, et sa capacité à ménager des alliés stratégiques du moment, comme l’Iran et la Turquie, tout en condamnant certaines de leurs actions dès l’instant où il n’est pas d’accord avec leurs politiques.
Rien entre Israéliens et Palestiniens ne se fera sans une résolution de la situation à Gaza, qui est un danger pour la sécurité des Israéliens, des Palestiniens et de la région tout entière. Fin novembre 2018, l’émir du Qatar avait fait parvenir en plusieurs fois 90 millions de dollars aux Gazaouis, avec l’accord d’Israël, pour payer les fonctionnaires locaux, relancer les usines de traitement de l’eau et éviter le développement des maladies diverses, mais aussi améliorer les infrastructures locales. Le 10 décembre 2018, Doha avait demandé l’autorisation à Israël de reconstruire l’aéroport de Gaza, financé à l’époque par les Européens et détruit par les opérations militaires israéliennes depuis 2008 contre Gaza, déclenchées suite aux tirs de roquettes dans le sud de l’Etat hébreu. L’ambassadeur israélien aux Etats-Unis, Ron Dermer, avait remercié au nom du gouvernement israélien l’envoyé spécial des Nations unies au Moyen-Orient, Nickolay Mladenov, l’Egypte et le Qatar pour leur efforts afin d’améliorer la situation à Gaza, et espérait par là même qu’un accord à long terme puisse être obtenu afin qu’il maintienne et la sécurité d’Israël et le développement de Gaza.
Aucun apaisement ne pourra être possible donc dans la durée pour Tel-Aviv, avec un tel foyer d’instabilité, de radicalisation, d’islamisation, à cinquante kilomètres seulement d’elle. Que fait Abou Dhabi pour contribuer à l’apaisement ? Le choix du Qatar de jouer le rôle de médiateur avec le Hamas, impossible pour Mohammed Ben Zayed, et le dialogue relancé avec Israël, prouve à quel point Doha marche sur des œufs mais parvient par le jeu de la diplomatie à se remettre au cœur du domino régional. C’est aussi cela la « realpolitik ». Impliqué auprès des Nations unies dans la lutte contre le terrorisme, un temps positionné dans les opérations de paix entre l’Ethiopie et l’Erythrée, Doha fait depuis 2017 le jeu du droit international, que beaucoup cherchent à contourner. Cette semaine, les négociateurs de paix du gouvernement afghan étaient attendus de nouveau à Doha pour poursuivre le « dialogue de paix » avec les talibans, le tout sous égide américaine.
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Crédits photo : des policiers israéliens tentent de séparer militants palestiniens et israéliens devant la Porte de Damas, dans la vieille ville de Jérusalem, en janvier 2017. AFP
