Egypte : comment « le contrôle militaire sur l’information se développe »

Le régime égyptien cherche notamment à convaincre la population du bien-fondé de sa rhétorique répressive et guerrière.

Fin avril dernier, Reporters sans frontières (RSF) publiait son traditionnel classement mondial de la liberté de la presse. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les auteurs du rapport ne se sont pas embêtés avec des circonlocutions pour décrire la situation en Egypte (161ème sur 180). Où le président, Abdel Fattah al-Sissi, argue de la lutte contre le terrorisme pour adopter un « arsenal répressif contre les journalistes », tous les médias et journalistes indépendants pouvant être visés par ces accusations, renseigne l’ONG. Les faits reprochés, en règle générale ? « Souvent flous »« bien souvent, il s’agit d’accusations d’appartenance à un groupe terroriste ou de diffusion de fausses informations ».

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Résultat : au moins 30 journalistes égyptiens se retrouvent actuellement en prison, quand d’autres sont maintenus en détention provisoire – dont la durée peut s’étendre jusqu’à deux ans. A cela rien d’anormal ; il n’est pas de régime répressif – de dictature ? – sans contrôle du monde de la presse. Et même un peu plus. Tandis que le pouvoir, en Egypte, affirme sa mainmise sur un grand nombre de sphères politiques et de la société, « il prend conscience de l’importance de répandre la morale militaire en tant qu’idéologie pour tous les aspects de la vie, en particulier la production médiatique et culturelle » estime ainsi Mohamed Adam, journaliste égyptien et cofondateur du pure player indépendant Mada Masr.

Mobilisation forcée des électeurs

Dans un article publié récemment par le Tahrir Institut for Middle East Policy (TIMEP), une organisation non partisane basée à Washington qui analyse la transition démocratique à l’œuvre dans les pays du Moyen-Orient, le journaliste a souhaité revenir sur la préemption exercée par le régime égyptien sur le monde médiatique. Grâce, notamment, au Conseil supérieur de régulation des médias (SCMR), créé il y a tout juste un an, qui a depuis « affirmé son autorité en dehors des anciennes voies de répression et de censure, tout en cherchant à maintenir une apparence d’indépendance ». Autrement dit : le pouvoir du régime égyptien sur l’information, en quête de légitimation au pas de charge, est renforcé.

« En plus d’utiliser les appareils de sécurité, le régime utilise également les institutions civiles pour initier de nouvelles formes de répression afin de remplacer les mesures de sécurité antérieures qui étaient synonymes de régime militaire. Un exemple frappant de ces pratiques est la manière dont le régime a choisi de contrôler les médias »

En avril 2017, Abdel Fattah al-Sissi charge le SCMR, à la tête duquel il place un journaliste, Makram Mohammed Ahmed, favorable aux positions de l’Etat, de « protéger » les opinions, les pensées et l’expression, ainsi que « garantir l’indépendance des médias ». Un vœu pieux – voire de l’hypocrisie. « Alors que la première année de travail du Conseil a indiqué que son principal objectif devrait être de protéger le régime de toute critique de la part des médias, ses activités récentes ont montré qu’il fera écho à la militarisation en cours des institutions étatiques, en utilisant le divertissement pour diffuser la conception militaire de la moralité comme idéologie de l’Etat » indique Mohamed Adam.

Depuis sa création, le Conseil s’est donc petit à petit écarté de ses fonctions originelles pour devenir le bras armé du pouvoir égyptien dans sa quête de musèlement de l’information. Sa tâche première ? Critiquer et déposer des plaintes pénales, non seulement pour les expressions d’opinion ou de pensée qui s’opposent au régime, mais également pour les partisans qui expriment des opinions ne correspondant pas totalement à la rhétorique du pouvoir. Le 1er avril dernier, il a ainsi imposé une amende de 150 000 livres égyptiennes (LE) au journal indépendant Al-Masry al-Youm, qui avait publié en première page un reportage sur les pratiques de l’Etat pour mobiliser les électeurs égyptiens lors du scrutin présidentiel du mois de mars.

« Rôle héroïque des forces armées »

Une « erreur professionnelle » selon le président du Conseil, qui a estimé, au cours d’une interview accordée à la chaine satellitaire On TV, que les journalistes ne pouvaient publier tel contenu à un moment aussi critique de l’histoire du pays, convoquant indirectement la menace terroriste planant sur l’Egypte pour justifier l’amende. Et peu importe qu’un gouverneur de province ait effectivement annoncé que l’Etat allouerait 100 000 LE au village enregistrant le plus grand nombre de participants à l’élection présidentielle ; il fallait à tout prix éviter les papiers boiteux, accusant le régime de manipuler l’électorat ou de truquer le scrutin – quand bien même la victoire ne pouvait échapper à Abdel Fattah al-Sissi.

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« Cet incident a montré clairement que le but du SCMR n’était pas de suivre les directives constitutionnelles protégeant la liberté des médias ni de protéger les journalistes contre des poursuites, affirme Mohamed Adam. Il montre plutôt qu’il adopte la même philosophie d’intimidation et de punition des journalistes, mais en employant différentes formes de punition qui peuvent ne pas inclure l’emprisonnement. » Une stratégie de l’étouffement de la parole que l’on retrouve également dans le monde culturelle. Début mai, le Conseil a ainsi publié des directives intitulées « Drama Critera » à toutes les chaînes de télévision, obligeant ces dernières à examiner les annonces publicitaires et les contenus dramatiques – comme les séries.

« Les élèves chantent la cadence militaire dans les écoles, les productions télévisées appartiennent directement à des sociétés militaires ou sont réglementées par elles, et les personnalités des médias sont nourries à la cuillère ce qu’elles sont censées dire »

D’après le journaliste égyptien, ces derniers doivent d’ailleurs « respecter les codes professionnels et moraux et offrir suffisamment d’espace pour glorifier le rôle héroïque des forces armées et de la police. » Habile manœuvre de la part du régime, qui n’est pas près de lâcher sa rhétorique guerrière – toujours en mettant l’accent sur le danger du terrorisme -, et cherche ainsi à se légitimer. « La militarisation de la société égyptienne est actuellement tentée à une échelle sans précédent. Aujourd’hui, le contrôle militaire sur l’information et les médias se développe afin de fournir une idéologie qui devrait être adoptée par le peuple égyptien » regrette Mohamed Adam.

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