« Doha est forte face aux pressions exercées par les Emirats et l’Arabie saoudite » estime le chercheur Sébastien Boussois.
Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn et l’Egypte décidaient de mettre au ban des relations régionales le Qatar, soupçonné de financer le terrorisme et pointé du doigt à cause de ses relations avec l’Iran, la bête noire des Saoudiens. Deux ans plus tard, tout le monde (ou presque) s’accorde à dire que le petit émirat, riche en gaz, a su relever le défi (économique surtout) imposé par ses anciens alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG). « Aussi étrange que cela paraisse, le blocus nous a rendus plus forts », a même pu affirmer l’ancienne ministre qatarie de l’Information et des technologies de la communication, Hessa Al-Jaber.
Des propos qui contrastent avec ceux tenus il y a quelques jours par le ministre émirati des Affaires étrangères, Anwar Gargash, au lendemain des trois sommets de La Mecque organisés la semaine dernière. Ce dernier a qualifié le Qatar de pays « faible [manquant] de souveraineté », après que Doha a refusé de valider les conclusions de Riyad sur les tensions régionales avec l’Iran. Sébastien Boussois, chercheur spécialiste du Moyen-Orient, dont le dernier ouvrage, Pays du Golfe. Les dessous d’une crise mondiale (Armand Colin), est paru en février dernier, revient sur l’actualité du Qatar, deux ans après l’instauration du blocus.
LMA : Sous embargo depuis deux ans, le Qatar a dû ouvrir (avec succès) de nouvelles routes commerciales pour satisfaire les besoins alimentaires et de consommation de sa population, qui dépendent à 90 % des importations. Mais ce modèle économique n’a-t-il pas qu’un temps ?
Sébastien Boussois : Tous les modèles économiques des pays à économie de rente ont leurs limites. Mais c’est pire pour ceux qui, comme l’Arabie saoudite ou l’Algérie, n’ont jamais entrepris de diversification de leur économie pour se prémunir contre les coups durs. Pire encore, ceux qui croient que le pétrole et les hydrocarbures en général seront éternels, ce qui n’est pas le cas du Qatar, qui a toujours cherché à anticiper l’épuisement.
Lorsque l’embargo s’est mis en place le 5 juin 2017, l’émirat a commencé, pour compenser la fuite des capitaux de ses voisins du Quartet [Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Bahreïn et Egypte, ndlr], par investir 10 % de son fonds souverain, soit 10 milliards de dollars, pour amortir le choc. Il fallait également compenser, comme vous le dites, d’un point de vue économique, le boycott des pays voisins avec qui Doha commerçait. Effectivement, les échanges se sont renforcés avec la Turquie, l’Iran, et de nombreux pays occidentaux, dont l’Australie par exemple.
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Un modèle qui aurait ses limites, à terme, si le pays qui nous intéresse n’était pas le Qatar. La Qatar National Vision, prévue jusqu’en 2030, doit compenser le poids énorme des importations par une augmentation des exportations liées à la diversification justement. Doha met surtout en avant le fait que, quand bien même ce programme de redéploiement des partenariats économiques a un coût depuis deux ans, il lui a permis d’améliorer la qualité de ses importations et produits de première nécessité.
Par ailleurs, Doha a même pu quitter l’OPEP [l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, en janvier dernier, ndlr] pour faire cavalier seul, et poursuit les projets d’envergure avec le lancement de sa Banque de l’énergie, dotée de 10 milliards de dollars – la plus importante au monde.
La participation de Doha à une réunion « extraordinaire » du Conseil de coopération du Golfe, la semaine dernière, pouvait laisser espérer le retour d’un semblant d’unité au sein de la région. Pourtant, il n’en fut rien. La discorde entre les Etats du Golfe a-t-elle définitivement éclaté ?
Ce triple sommet de La Mecque a pu faire croire à certains que la crise s’apaiserait deux ans après ses
débuts. L’invitation du Premier ministre qatari n’a pas fait oublier l’absence de l’émir Al-Thani ni les rendez-vous manqués précédents, où ce dernier, présent, n’avait que des seconds couteaux face à lui. Bref, l’objectif de Riyad avait deux objectifs : redorer son blason, après des mois de politiques internes et étrangères catastrophiques pour son image – avec celle des Emirats – ; faire bloc commun face à l’Iran et jauger ses soutiens, alors que le déclenchement d’une guerre est sur toutes les tablettes.
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J’ai tendance à penser que le sommet de la Ligue arabe et celui de l’Organisation de la coopération islamique étaient plus importants pour Riyad et Abou Dhabi que celui du CCG. La discorde durera aussi longtemps que le Quartet restera persuadé de la concordance entre les intérêts qataris et iraniens. Persuadé, également, que Téhéran reste la menace numéro 1 dans la région – voire dans le monde -, face à un axe Etats-Unis-Arabie saoudite-Emirats-arabes-unis-Israël, qui me paraît plutôt contre-nature et friable. Combien de temps les pays arabes pourront-ils accepter que Riyad et Tel-Aviv aient pu sceller un tel pacte ?
Après la publication des conclusions des sommets de La Mecque, lundi dernier, le ministre émirati des Affaires étrangères, Anwar Gargash, a accusé Doha d’être « faible » face à des « pressions » dont il n’a pas divulgué l’origine selon lui. Qu’en pensez-vous ?
Doha est forte face aux pressions exercées par les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Ce que n’ose pas dire Anwar Gargash, qui ne reconnaitra jamais que le Qatar a gagné face à leurs exigences farfelues, depuis deux ans, dont celle de fermer Al Jazeera [chaîne de télévision basée à Doha, ndlr]. Est-il possible que l’émirat soit sous l’influence forte de l’Iran, comme le croient les monarchies du Golfe ? J’en doute fort. Mis à part le plus grand champ gazier du monde, les deux pays ne partagent pas la même vision régionale, à commencer par la Syrie, où Téhéran soutient Bachar al-Assad tandis que le Qatar apporte son soutien aux groupes rebelles.
Le Qatar, qui abrite la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient, s’est rapproché de l’Iran après la mise en place du blocus saoudien, en juin 2017. Doit-il craindre la montée des tensions à l’œuvre depuis 1 mois entre Téhéran et Washington ?
Au-delà du renforcement d’une alliance économique et stratégique pragmatique, je ne crois pas que le Qatar, qui a toujours revendiqué son indépendance depuis 1971, et doublement depuis 2017, prendra le risque de s’allier durablement à un pays blacklisté de toutes parts, sans alliés de poids significatif, si ce n’est la Russie et la Chine. Doha, depuis le début de la crise, a cherché à se rapprocher de l’OTAN et, dans le même temps, à renforcer son partenariat stratégique avec la Russie. Car les Qataris ont compris une chose depuis trente ans : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, mais multiplier plutôt partenaires, alliances et investissements en cas de problème avec un Etat. En revanche, il est clair qu’il ne prendra pas le risque de se fâcher avec l’Iran, avec lequel il partage son trésor de guerre. Tout le monde a un intérêt à l’apaisement avec Téhéran, moins avec Riyad, Abu Dhabi, Washington et Tel-Aviv.
