« Nous sommes dans une bataille de l’image entre Doha et Abou Dhabi »

Entre les deux pays, « c’est à qui créera le plus grand spectacle », estime le politologue Sébastien Boussois.

Les Émirats arabes unis (EAU) viennent de se rendre coupables de « tentatives de manipulation » de journalistes, selon la Fédération des journalistes africains (FJA), qui reproche à Abou Dhabi d’avoir voulu utiliser ses membres, ainsi que leurs organisations, à des fins géopolitiques, pour contester l’organisation de la Coupe du monde de football 2022 par le Qatar, avec qui ses relations sont tendues, depuis la crise diplomatique ouverte par l’Arabie saoudite en juin 2017.

Lire aussi : Les EAU accusés de manipuler des journalistes pour déstabiliser le Qatar

La FJA a appelé les EAU à être sanctionnés, lors de la Conférence des journalistes seniors africains, début juin, à Accra au Ghana. Dans un communiqué, la Fédération a déploré « les récentes tentatives d’éléments externes des EAU qui ont délibérément tenté de manipuler les organisations de journalistes en Afrique pour faire campagne contre la Coupe du monde 2022 hébergée par le Qatar ». Nos questions à Sébastien Boussois, politologue spécialiste du Moyen-Orient.

LMA : Quel était l’intérêt, pour les EAU, de ces « tentatives de manipulation » en vue de contester l’organisation du Mondial qatari ?

Sébastien Boussois : Il est clair que nous sommes depuis quatre ans ouvertement dans une bataille de l’image et de la communication politique entre Doha et Abou Dhabi, qui s’est matérialisée lors du déclenchement du blocus en 2017 – dont une infox a justement permis de trouver une raison officielle au déclenchement de l’embargo, en attribuant à l’émir du Qatar des propos mensongers et faisant offense à ses voisins -, blocus qui se poursuit tout aussi activement depuis la fin officielle de la crise et le rapprochement entre Qataris et Saoudiens.

Mais rien n’est réglé. Non seulement quant à la bataille d’influence sur zone moyen-orientale et au-delà, mais également parce que les deux pays partagent deux visions totalement différentes pour l’avenir du monde arabo-musulman… et plus ! Les Emiratis, formés par les Israéliens au cyber hacking, sont devenus avec les Russes les maîtres en la matière, et en usent comme ils en abusent. Les guerres de demain seront autres que celles d’aujourd’hui, mais l’on a déjà basculé dans ce monde de la guerre de l’information et de la contre-information.

A vous suivre, EAU et Qatar ne sont pas près de se réconcilier.

Les Emiratis et les Qataris ne se réconcilieront pas de sitôt. Et c’est à qui créera le plus grand spectacle, le plus grand événement, et courtisera le plus et au mieux les cours occidentales. D’un côté, les Emirats veulent faire de Dubaï 2020 la plus grand Exposition universelle de l’histoire, pendant que les Qataris se débattent face aux attaques permanentes, dont une partie est orchestrée par Abou Dhabi, pour offrir au monde la plus belle des premières Coupes du monde de football du monde arabe. Ça crée des tensions, des jalousies, des haines. Et il est facile pour Abou Dhabi de lancer des infos sur la question du droit des travailleurs, par exemple, afin d’éviter que les médias se tournent vers elle, pendant que le Qatar tente d’ériger l’embryon d’un droit du travail dans la région qui n’existe nulle part ailleurs.

Les EAU rêvent de l’effondrement de leur ennemi juré sur un tel événement et sont prêts à le faire par tous les moyens. Même à « utiliser » des journalistes pour leur faire diffuser de fausses informations, un vrai fonds de commerce rentable pour Mohammed ben Zayed, à bonne école avec son ancien allié Donald Trump, et dans un contexte mondial parfait, pour lui, qui est celui de la post-vérité.

Y a-t-il une chance pour que les EAU soient punis, comme le requiert la FJA ?

Pénaliser les EAU ? Qui ? Comment ? Punit-on tous les diffuseurs de mensonges et de contre-vérités dans la Toile mondiale de l’Internet ? C’est encore une mission bien complexe, y compris pour remonter les ramifications de la toile d’influence émiratie, dont on peut parfois rapidement perdre la trace si l’on essaie de remonter jusqu’à la source.

Le football n’a-t-il pas toujours eu vocation à être instrumentalisé, comme tout autre élément de « soft power » ?

Bien sûr, puisqu’il est à l’origine du plus grand événement planétaire, et que l’on retiendra, dans un siècle, que la première Coupe du monde de football organisée dans le monde arabe l’aura été justement au Qatar. Donc la volonté de déstabiliser est claire depuis que le football est devenu un produit à haute valeur ajoutée géopolitique. Et à chaque attribution, c’est de nouveau le même cirque, dès lors que le Mondial n’a pas lieu dans un pays traditionnellement habitué à plaire à l’Occident. C’est aussi le glissement du monde qui s’opère, quand un tel événement rafle la mise dans une aire géopolitique différente que celle du Vieux continent ou des Amériques.

Cette affaire compromet-elle le rapprochement entre EAU et Qatar, qui semblait pourtant s’esquisser dans les intentions, depuis quelques mois, après la crise diplomatique déclenchée en 2017 par l’Arabie saoudite ?

Quel rapprochement ? Ni de façade ni réel. Ces deux pays ont besoin d’alliés puissants et de gros pays que tout oppose dans la région. Les agendas sont différents, comme les stratégies de hard et de soft power. Abou Dhabi choisit souvent la guerre comme outil pour faire de la politique par d’autres moyens et les Qataris font le choix du soft power d’influence culturelle ou sociale, en s’appuyant sur la société plus que sur les militaires. Les EAU ont déjà pris de la distance avec Riyad depuis le bourbier yéménite et ont engagé un rapprochement léger avec l’Iran, pour des raisons fondamentalement économiques : sauver Dubaï, tenue longtemps par les commerçants iraniens.

Pendant que les Emiratis ont normalisé leur relations avec le régime de Bachar al-Assad, Doha continue à demander le départ du président syrien. Alors que la Turquie pro-Qatar cherche à se rapprocher de l’Egypte pro-émiratie, il faudra surveiller à l’avenir le redéploiement des alliances des deux micro-pays qui, pour garantir leur souveraineté, doivent avoir le soutien incontournable des Etats-Unis, assez frileux en ce moment sur la région, mais surtout des puissances régionales, que certains qualifient de prédatrices, mais sans qui ils ne tiendraient pas longtemps, vu leur faible empreinte géographique.

Crédits photo : La skyline de sable, à Abou Dhabi (DR).

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