Sébastien Boussois : « Des « bébés Daech » sont en train d’essaimer »

« Depuis l’explosion de l’islamisme sur la scène internationale, nous n’avons jamais connu pire violence idéologique qu’à présent. »

La rédaction du Monde arabe a interviewé Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques et chercheur spécialiste du Moyen-Orient, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Daech, la suite (éditions de L’aube, 240 pages).

LMA : Peut-on affirmer que le groupe Etat islamique appartient au passé ?

Sébastien Boussois : Oui et non. La notion même d’un « Etat » islamique, matérialisé sur des pays préexistants, en l’occurence ici la Syrie et l’Irak, a vécu. Mais dans le même temps, le mouvement est en pleine mue et c’est justement cela qui inquiète. La situation catastrophique du monde arabe et la multiplication des foyers de crise, ainsi que les guerres désastreuses comme celle du Yémen, peuvent servir de catalyseur à la haine. Et le mystère reste entier sur ce qu’est devenue une bonne partie des combattants de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique (EI), ndlr], à commencer par le premier d’entre eux, le calife Al-Baghdadi.

Il y a bien évidemment d’autres sources d’inquiétude, comme le sort des jeunes Européens partis faire le djihad, non revenus dans leur pays et qui se dirigent vers d’autres terrains (Afghanistan, Sahel, Libye, etc.). Ou le développement des « franchises » qui ratissent large, aujourd’hui, et ce dans près de 40 pays, ce qui prouvent que l’Etat islamique dans sa forme évolutive n’est pas mort. Bien au contraire, le mouvement a de l’avenir, en vertu de sa capacité de transformation, et surtout vu la manière dont tous les groupes djihadistes et islamistes font allégeance au courant le plus moderne, le plus novateur, le plus violent, le plus ravageur, pour venir à bout des structures étatiques.

Vous affirmez dans votre ouvrage que « de nouvelles filières et de nouveaux groupes se reconstituent partout dans le monde ». Sur quoi vous basez-vous pour déclarer cela ?

Dans près de 40 pays, des groupes djihadistes qui soutenaient Al Qaïda du temps de sa splendeur ont rallié Daech et continuent le combat. D’un territoire implosé, nous sommes arrivés à une explosion de courants depuis l’Afghanistan, la Libye – Syrte fut un temps la 3ème capitale de l’EI -, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, le Yémen, et même l’Arabie saoudite, la Russie et le Caucase. Notons également le Nigeria, le Burkina Faso, le Niger, le Cameroun, la Somalie, la bande de Gaza, ou encore le Sri Lanka, avec l’attentat de Pâques du 21 avril dernier contre les chrétiens.

La France a toujours affirmé qu’elle refusait le retour sur son sol de « ses » djihadistes partis en Syrie. Vous vous interrogez tout de même sur la manière de traiter « les combattants ou sympathisants de la cause djihadiste revenus dans nos sociétés ». Selon vous, quel sort leur réserver ?

Nous avons cru que la France avait changé de doctrine avec le temps. Mais non. Après avoir refusé en bloc puis fait des effets d’annonce à propos de 130 « djihadistes » – dont 70 étaient des mineurs… -, Paris a globalement fermé la porte au retour de ces jeunes partis rejoindre Daech. Ce qui demeure évidemment répréhensible, mais on préfère laisser l’Irak gérer l’affaire afin de saluer le retour de l’Etat dans ce pays longtemps failli, qui applique encore la peine de mort. S’il y a eu un problème de conscience pour la France, il n’a pas duré longtemps. Même si, en réalité, les procès vont traîner.

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Pour ceux qui sont revenus, ils sont en prison, à l’isolement, en attente de procès ou jugés. Mais pendant les quelques années où ils seront éloignés de la société, peu sera fait concrètement pour les déradicaliser. C’est un processus complexe qui ne peut se régler dans un espace clos, coupé de professionnels habilités mais aussi prêts à proposer une réinsertion a minima, si la personne n’est plus dangereuse pour la société.

Comment savoir précisément si la personne n’est plus dangereuse pour la société ?

Je prépare actuellement un documentaire sur plusieurs jeunes passés par les dérives radicales il y a une dizaine d’années. Il faut du recul pour être sûr qu’il n’y a plus de danger. Nos sociétés, effrayées par le terrorisme, n’ont pas encore « bénéficié » de ce temps et ne veulent pas prendre le risque, ce que je peux comprendre. En attendant, on laisse le djihadisme et ses personnages fermenter au Moyen-Orient, dans les camps tenus par les Kurdes, jusqu’à ce qu’ils s’échappent et disparaissent. Pour peut-être s’armer idéologiquement et violemment dans la perspective d’un nouveau combat à mener, jusqu’à la mort cette fois-ci.

Pourquoi faites-vous un lien entre le capitalisme et la mondialisation d’un côté, et l’évolution de l’idéologie islamiste de l’autre ?

Des « bébés Daech » sont en train d’essaimer pour provoquer le chaos local. Depuis la fin de la guerre froide et l’explosion de l’islamisme sur la scène internationale, d’Al Qaida à Daech, nous n’avons jamais connu pires haine, violence idéologique et radicalisation politique qu’à présent, tandis que l’Occident continue de mener ses politiques expansionnistes d’ingérence, ultra-libérales et anti-orientales (monde arabe, Iran, Chine, Russie). De quoi créer des générations de frustrés prêts à en découdre pour exister face à nous.

Vous mettez en garde contre « une dangereuse naïveté ». Qui ? Pourquoi ?

La société est lasse du climat anxiogène dans lequel nous vivons depuis 5 ans, et se prend à rêver que nous avons gagné la guerre. Mais quelle guerre l’Occident a-t-il gagné depuis des décennies contre l’islamisme ? Aucune. L’Afghanistan, par exemple, est en guerre depuis 15 ans et les Talibans n’ont jamais été aussi puissants. Qui plus est, le traitement des jeunes dans nos banlieues, la situation catastrophique du monde arabe et la fermeture de la parenthèse démocratisante vont faire germer chez des milliers d’arabes un profond (res)sentiment de malaise, de vengeance voire de haine. Au mieux, ils se vengeront contre leurs dirigeants, au pire ils attaqueront cette société incapable de les sauver.

Daech est mort dans sa forme initiale, comme je l’ai dit plus haut, mais le terrorisme est un caméléon. Et ceux qui baissent la garde font une grave erreur. Nos dirigeants politiques doivent selon moi de toute urgence lancer de grands plans pour sauver les jeunesses désœuvrées (ou non) des quartiers, qui pourraient, faute de rêves, s’engager dans un prochain combat, qui résonnerait chez eux comme un symbole d’espoir en leur offrant la possibilité de « devenir quelqu’un ». Ceci dans nos sociétés désenchantées, ultra-matérialistes et individualistes, bien souvent déprimantes pour ceux qui ne parviennent pas à y trouver leur voie (ou voix).

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