Les Emirats arabes unis, un numéro d’équilibriste au cœur de la guerre en Ukraine

« Moscou et Abu Dhabi unissent leur force dans une diagonale de résistance antidjihadiste au Moyen-Orient » rappelle Sébastien Boussois.

Les Emirats arabes unis ont une tradition depuis plusieurs années, comme leur voisin qatari, de développement d’une diplomatie publique proactive et la volonté d’influencer la destinée de certains pays, et/ou de jouer le rôle de médiateur. Alors que la Qatar a joué un rôle entre Israéliens et Palestiniens, dans la Corne de l’Afrique, et en Afghanistan, mais aussi dans tout le Moyen-Orient depuis les Printemps arabes en soutenant à l’époque les alternances fréristes, les EAU ont joué un rôle déterminant contraire en influençant notamment la destinée de plusieurs de ces pays en crise, en soutenant d’autres dirigeants, d’autres courants, d’autres pouvoirs. Avec la Syrie, plus qu’un conflit régional, MBZ appelle aujourd’hui à la normalisation avec le régime de Bachar al Assad, et deale avec le régime de Damas depuis 2012 avec des délégations d’hommes d’affaires qui détournent le régime de santions internationales pour offrir leurs services et participer à la reconstruction du pays. Une véritable contre-révolution arabe pendant dix ans.

Les EAU ont aussi joué un rôle en accueillant aussi des dirigeants, anciens dirigeants pas toujours fréquentables comme Mohamed Dahlan, Pervez Musharaff, les anciennes élites corrompues d’Afghanistan dont Achraf Ghani le dernier président, des oligarques russes qui sont venus mettre en sécurité dès février leurs avoirs et biens. Mais ce rôle d’agitateur et d’influenceur régional ne suffit pas aux EAU qui se rêvent en nouvelle Venise, ou Sparte, puissance militaire politique économique stratégique financière maritime culturelle etc. Il faut soit influencer soit jouer un rôle déterminant au cœur d’un certain nombre de crises ouvertes ou guerres.

Les Américains sont un modèle et un partenaire de choix pour les EAU mais le recul américain de la région a poussé largement Abu Dhabi a renforcer son alliance avec Moscou. Avec le conflit qui s’est ouvert le 24 février dernier en Ukraine après l’invasion russe, les EAU sont pris au piège de leur ambiguïté permanente, « une neutralité de façade », ou un « non alignement circonstancié », un classique des pétromonarchies qui cherchent par tradition à ne se fâcher avec personne, et certainement pas avec des grands pays et nouent des partenariats stratégiques avec de grands pays. Les EAU se sont abstenus lors du vote de condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine aux Nations Unies. D’autant que Abu Dhabi a des relations privilégiées avec Moscou, et la Russie, sa porte d’entrée sur la Syrie depuis des années, et des relations fortes avec les Etats-Unis leur parrain, plutôt soutien de l’Ukraine. Le départ de Trump, grand ami de MBZ et MBS, a poussé le dirigeant émirati à renforcer sa relation avec Poutine. C’est le grand écart permanent, où MBZ manque régulièrement de se brûler les ailes. Reconnaissons que c’est un fin stratège et qu’il parvient toujours à s’en sortir en tout cas jusque maintenant. Par un grand pragmatique et une capacité à faire évoluer ses alliances en fonction du vent. Un exemple : le rapprochement avec l’Iran allié de Moscou dès juillet 2019, au moment où son grand allié saoudien allait de l’avant vers le Qatar. Le rapprochement avec la Syrie depuis des années alors qu’en 2011 Abu Dhabi armait comme le Qatar les opposants à Bachar al Assad. Rien n’est coulé dans le marbre et MBZ continuera durablement à essayer de plaire à toutes les parties (puissantes de préférence). Mais revenons sur cette relation privilégiée entre Abu Dhabi et Moscou pour le moment.


  • Une relation privilégiée entre Abu Dhabi et Moscou

Elle s’inscrit dans une véritable dynamique régionale conjointe entre Moyen-Orient et Afrique : avec le retrait américain de ces régions, occidentales en général, on sait au combien la Russie a redéployé son influence face au vide qui se présentait. La politique africaine des EAU remonte à une quinzaine d’années ; Corne de l’Afrique (un peu calmé depuis le retrait officiel du Yémen), Soudan, Libye, Mauritanie, etc, des nouveaux terrains de chasse et d’influence. Des pays où on retrouve aussi aujourd’hui la Russie en partie. Rôle convergent des ingérences contre-révolutionnaires (Égypte avec Sissi, Libye avec Haftar, Soudan,etc). Donc soit on est en bonne intelligence entre les deux pays soit c’est la guerre (pays, pouvoirs, matières premières). Donc les EAU qui ne pèseraient pas ont intérêt à l’approfondissement de cette relation pour espérer durer et profiter. Ca me rappelle l’image de la mouche et de l’éléphant. Une mouche seule ne peut rien faire mais en asticotant l’éléphant elle peut largement profiter de sa puissance, de sa force d’action voire de destruction.

Ensuite, les deux pays sont de sérieux partenaires énergétiques et stratégiques : car il y’a des relations entre les deux pays et bonnes depuis 1971, et un partenariat de coopération stratégique depuis 2018 autour de politique, sécurité, économie, culture, humanitaire, scientifique, techno et touristique. C’est le seul pays du Golfe à avoir un tel accord aussi engageant. Abu Dhabi a compris que Moscou devenait un « agent de force » dans la région, face au recul progressif US. D’ailleurs en 2019, MBZ déclarait que « la Russie est un pays majeur qui joue un rôle vital dans le maintien de la sécurité et de la stabilité régionales et internationales ». Un partenaire crucial de l’OPEP aussi. Puisque les deux pays ont un intérêt à maintenir les prix du pétrole très haut avec l’Arabie Saoudite contrairement aux désirs américains.

Moscou et Abu Dhabi unissent leur force dans une diagonale de résistance antidjihadiste et antifrériste au Moyen-Orient : c’est l’un des combats communs majeurs des deux pays et leur définition assez commune du terrorisme. Cela concerne la lutte contre l’islam politique, etc. Cette relation d’intérêt à une influence sur leur intervention en Syrie, une influence sur la Libye, et en Afrique contre les groupes terroristes.

Le nœud syrien est le au cœur de la relation unissant Vladimir Poutine à Mohamed Ben Zayed (MBZ) : probablement le nœud gordien de la fraternité émirato-russe et leur nouvelle dynamique moyen-orientale. MBZ appelle depuis 2019 à la normalisation avec le régime de Damas. Il est le premier à le faire quasiment au monde. Et Bachar al assad était reçu à Abu Dhabi en mars dernier et MBZ à Damas. Il est loin le temps où les EAU armaient les opposants au président syrien. L’objectif de MBZ aujourd’hui c’est isoler la Turquie et les Frères Musulmans sur le dossier syrien notamment.

La visite récente du président syrien aux EAU, pour le sortir de son isolement, et pendant que Vladimir Poutine est fort occupé sur le front ukrainien, est le dernier épisode de la longue entreprise d’amadouement émiratie à l’égard de Damas. MBZ a vu dans un pays détruit comme la Syrie l’opportunité en or de la reconstruction (il y a sur place des businessmen depuis 2012). Et MBZ soit assure la relève russe soit assure l’intendance. En tout cas, les deux pays détournent allégrement le régime des sanctions contre Damas sans complexe. Ce qui doit bien énerver le Washington des Démocrates.

Les EAU se sont positionnés contre les sanctions russes. La plus belle preuve étant  que MBZ a été, en octobre 2022, le premier dirigeant arabe à se rendre en Russie depuis le 24 février et le déclenchement de la guerre . En réalité, Riyad comme Abu Dhabi n’ont jamais été super réactifs pour imposer des sanctions à Moscou. Surtout que l’Arabie saoudite préside l’OPEP avec la Russie.  Et que Abu Dhabi a joué dès le début le rôle de plateforme de sauvetage des oligarques russes, qui avaient déjà beaucoup investi à Dubaï. On se souvient des jets privés des mars qui faisaient la navette entre les deux capitales, avec à bord argent surtout et oligarques ensuite. Abu Dhabi est un attrape tout à capitaux, sans loi sur le blanchiment donc l’argent n’a pas d’odeur, même russe.

Dernière info : en mars 2022, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté, sous la pression des Émirats arabes unis et avec le soutien remarqué de la Russie, une résolution étendant à l’ensemble des Houthis l’embargo sur les armes au Yémen, applicable jusqu’à présent à des individus et entreprises nommément désignés. Rendant la tâche plus compliquée pour les opposants des saoudiens et émiratis, soutenus eux-mêmes par l’Iran.


  • Les relations entre les Emirats et l’Ukraine

Analysons maintenant les relations entre Abu Dhabi et Kiev qui sont loin d’être aussi intenses et intéressantes pour MBZ. Les relations ont été établies le 15 octobre 1992 et l’ambassade émiratie a ouvert à Kiev en 2013. En 2015 a eu lieu une grosse visite  de l’ancien président Poroshenko, difficilement taxable de prorusse, à IDEX, le plus grand salon d’armement militaire au monde. Il est revenu en 2017. Depuis plusieurs signatures d’accords ont eu lieu : sur le spatial, la question des visas, la culture, en matière d’énergie, etc. Zelensky va se rendre aux EAU en février 2021. A cette occasion, on assistera à la signature de plusieurs mémorandums dans les domaines fiscaux, lutte contre le terrorisme, permis de conduire, tourisme, changement climatique. Mais rien en matière d’armements et de sécurité.


  • Un numéro d’équilibriste et de médiateur risqué

Choisir un camp amènerait plus de violence : voilà en quelques mots le constat de MBZ. Bien sûr il y’a surtout des intérêts derrière, normal. La visite de MBZ à Saint-Pétersbourg le 11 octobre dernier n’est pas passée inaperçue. D’un côté, le dirigeant émirati souhaite se présenter comme un médiateur hors-pair au cœur de la guerre, et de l’autre, il reçoit l’adoubement unilatéral de Vladimir Poutine, qui saluait ses efforts.

De quoi ont-ils discuté ? « Nous avons discuté de plusieurs sujets de préoccupation communs, dont la crise en Ukraine, et de l’importance d’ouvrir le dialogue, pour réduire les tensions et parvenir à une solution diplomatique», déclaré MBZ sur Twitter. La veille, le ministère des affaires étrangères émirati avait souligné que le déplacement en Russie de Mohammed Ben Zayed visait à réduire l’escalade militaire et leurs répercussions humanitaires et parvenir à un règlement politique. Tout cela reste bien flou.

On l’a dit la relation entre Moscou et Abu Dhabi est suffisamment forte pour créer une véritable ambivalence stratégique à l’égard de l’Ukraine, si le but ultime de MBZ est de vendre sa « médiation ». C’est ce qui a poussé aussi MBZ le 25 février à s’abstenir lors du vote au CS des Nations Unies pour condamner l’invasion russe de l’Ukraine. Une abstention remarquée par rapport aux alliés américains et surtout parce que Abu Dhabi prenait pour un mois la présidence du Conseil de Sécurité qq jours après.

D’autres éléments qui doivent indisposer Zelensky : la proximité de MBZ avec un certain Ramdan Kadyrov, le barbu allahkbarisé de Grozny. Intérêts financiers, intérêts convergents sur la doctrine de l’islam. Le dit Kadyrov qui combat aux côtés de Poutine sur le sol ukrainien avec ses troupes. Par ailleurs le dit kadyrov qui a ramené avec les « honneurs » la dépouilles d’Anzorov, l’assassin de Samuel Paty.

Alors de là, comment se présenter en médiateurs ?  Il y a eu Macron, Erdogan, Tamim Al Thani. Quelle chance pour MBZ? Les pétromonarchies ont fait de ce statut de médiateur une marque de fabrique et une garantie de survie qui les inscrit dans le multilatéralisme et les protège en partie. C’est un des éléments de la diversification stratégique des pays du Golfe. Une chance ? Ca dépend déjà quand on décidera de repasser sérieusement aux négociations, et ça dépendra aussi de la capacité d’Abu Dhabi de donner des gages à Kiev, ce qui n’est pas évident. En général, MBZ est plus doué pour les solutions militaires que politiques mais pourquoi pas ? D’ailleurs, le 20 octobre dernier, au nom de la solidarité en temps de guerre, les EAU ont annoncé une aide de 100 millions de dollars à Kiev, à l’approche de l’hiver. Une semaine après la visite de MBZ à St Petersbourg. Une aide qui fait suite à plusieurs autres depuis le début de la guerre, notamment aux réfugiés ukrainiens en Pologne et en Moldavie ! Un moyen de distribuer de l’humanitaire pour ne pas devoir se justifier de ne pas fournir de militaire.

 

Crédits photo : La centrale thermique de Burshtyn, dans la région d’Ivano-Frankivsk, dans l’ouest de l’Ukraine (Wikimedia Commons).

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