Les Émirats arabes unis, catalyseur clé de l’autoritarisme russe

« Au cours de la dernière décennie, Abou Dhabi est devenu l’un des partenaires stratégiques les plus importants de Moscou. »

 

Tribune rédigée avec Sébastien Boussois, chercheur associé à l’ULB (Bruxelles) et spécialiste du Moyen-Orient.

 

En réponse à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, les alliés de l’OTAN et de l’Union européenne ont rapidement dégainé une série de sanctions punitives d’une ampleur inédite contre Moscou, qui visent à couper l’accès du Kremlin aux marchés financiers et à ses réseaux de soutien mondiaux. Pourtant, bien que ces sanctions occidentales fassent mal, elles ne tiennent pas compte de l’influence étendue du Kremlin et des soutiens dont il dispose à l’Est. Parmi les catalyseurs les plus puissants du programme autoritaire de la Russie figurent les Émirats arabes unis, dont le centre financier de Dubaï est devenu une sorte de Club Med pour les régimes autoritaires et leur argent.

Au cours de la dernière décennie, Abou Dhabi est devenu l’un des partenaires stratégiques les plus importants de Moscou, et pas seulement au Moyen-Orient. Les réseaux d’influence et d’information russes et émiratis partagent leurs talents en mobilisant les mouvements contre-révolutionnaires dans le monde arabe, ainsi que les courants illibéraux, comme l’extrême-droite en Occident. Les hommes forts du régime, les fameux « siloviki », sur les épaules desquels le régime de Poutine a été bâti, ont utilisé les Émirats comme refuge pour leurs activités de blanchiment d’argent. Et les fonds souverains émiratis ont investi des milliards dans des actifs stratégiques russes dans les secteurs de l’énergie, de la pétrochimie, de la logistique et de la défense.

Il n’est donc pas surprenant que le soutien des Émirats à la Russie soit resté inconditionnel malgré l’agression du Kremlin vis-à-vis de l’Ukraine. Alors que le monde libéral condamne universellement les actions de la Russie, le ministre émirati des Affaires étrangères, Abdullah ben Zayed, est actuellement en pourparlers avec Moscou sur la manière de renforcer la coopération bilatérale, approuvant indirectement l’agression russe visant à renverser un gouvernement démocratiquement élu en Europe. En octobre 2021, le conseiller présidentiel des Émirats arabes unis, Anwar Gargash, avait parlé d’une « Guerre Froide imminente » dans laquelle Abou Dhabi ne voudrait pas prendre parti.

Force Wagner

Pourtant, en s’abstenant, lors de la condamnation par le Conseil de sécurité de l’ONU de l’agression russe, Abou Dhabi a quelque part vraiment fait un choix. La raison ? Au-delà des intérêts géostratégiques et économiques communs, la Russie et les Émirats arabes unis partagent un lien idéologique profond sur la peur de l’embrasement de la société civile et de la transition démocratique. La phobie de la Russie pour les « révolutions de couleur » qui ont balayé les régimes autoritaires pro-russes, trouve un écho à Abou Dhabi, qui est devenue la principale force contre-révolutionnaire du monde arabe après les « printemps ».

Les opérations subversives d’information et d’influence de la Russie en Europe orientale et centrale visant à saper les processus démocratiques ont été reproduites par les Émirats arabes unis en Égypte, en Libye, en Syrie et au Yémen. En Égypte, Abou Dhabi a joué un rôle déterminant dans la mobilisation d’une contre-révolution autour du mouvement « Tamarod », créant ainsi un prétexte pour l’homme fort, le maréchal al-Sissi, afin d’organiser un coup d’État en 2013. En Libye, les Émirats arabes unis semblent avoir financé la force mercenaire russe de l’ombre, Wagner – mondialement connue désormais -, censée aider l’homme fort parrainé par les Émirats, le maréchal Haftar, pour renverser le gouvernement soutenu par l’ONU à Tripoli.

En Syrie, également, Abou Dhabi a mené une stratégie de normalisation avec Bachar Al-Assad, sapant politiquement les sanctions américaines contre le régime autoritaire soutenu par le Kremlin. Mais le front uni entre la Russie et les Émirats pour une stabilité autoritaire ne s’arrête pas là. Les réseaux d’influence et d’information de Moscou et d’Abou Dhabi exploitent conjointement les peurs de l’extrême droite, de l’immigration et de l’islam en Occident. Pour rappel, les Émirats arabes unis ont accordé un prêt de 8 millions d’euros au Front national en 2017 (devenu Rassemblement National depuis), qui avait également reçu un soutien financier de la Russie en 2015 à hauteur de 9 millions.

Plaque tournante

Le lobbying émirati à Bruxelles cible majoritairement l’extrême droite eurosceptique, qui a une affinité naturelle avec la Russie et que le Kremlin cultive en parallèle. L’alliance la plus significative entre Moscou et Abou Dhabi aurait pu être la séduction conjointe du président américain Donald Trump, élu en 2016. Mis à part la suspicion d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine, les Émirats arabes unis avaient tenté de mettre en place une connexion parallèle entre l’administration Trump et la Russie, lors d’une réunion désormais tristement célèbre aux Seychelles. L’implication personnelle de l’homme fort des Émirats, Mohammed ben Zayed, dans l’ingérence russe lors des présidentielles américaines de 2016, a été révélée dans la rapport Mueller, faisant de lui une sorte de paria qui, depuis, évite soigneusement d’entrer aux États-Unis.

Alors que les partenaires occidentaux des Émirats tentent désespérément de stabiliser l’ordre libéral ébranlé face à l’offensive russe contre l’Ukraine, Abou Dhabi va probablement contribuer à le saper davantage. La confédération, à la taille somme toute modeste, a largement étendu son influence au cours de la dernière décennie, renforcé par la montée, à l’Est, de la Russie et de la Chine. Des amis qui considèrent les Émirats comme le partenaire clé d’une « Guerre Froide imminente », et assortissent leur soutien (idéologique notamment) de peu de conditions.

Les Émirats arabes unis sont devenus une plaque tournante pour contourner les sanctions occidentales. Malgré un régime de sanctions extrêmement strict contre l’Iran, les entreprises basées aux Émirats gagnent de l’argent en aidant l’Iran à faire passer du pétrole de contrebande sur le marché international. Après que les États-Unis ont imposé des sanctions contre le Venezuela, des entreprises basées aux Émirats arabes unis ont aidé le pays d’Amérique latine à faire sortir du pétrole de contrebande de la même façon. En Syrie, les Émirats ont activement fait pression pour que les sanctions américaines contre le régime d’Assad soient levées, car elles entravaient la normalisation et la reprise du business… émirati sur place !

Ordre autoritaire

En fin de compte, le cercle restreint de Poutine a tissé un réseau mondial complexe d’entreprises et de sociétés fictives servant les intérêts du Président russe. Certains de ces réseaux ont déjà exploité les opportunités qu’offrent les Émirats en tant que plaque tournante du blanchiment d’argent. Le proche confident de Poutine en matière d’investissement et de financement, Kirill Dmitriev, a lui-même des liens personnels très étroits avec Ben Zayed. En effet, le Fonds d’Investissement Direct Russe (RDIF), dirigé par Dmitriev, a investi aux côtés du fonds d’investissement Mubadala d’Abou Dhabi. Considérant que les sanctions occidentales actuelles contre la Russie laissent d’importantes lacunes à exploiter, il ne serait pas surprenant que les Émirats arabes unis aient aidé les réseaux de Poutine à accéder aux marchés financiers et aux investissements depuis plusieurs jours.

La guerre en Ukraine est une autre tentative du Kremlin de refaire l’ordre de l’après-Guerre Froide, en repoussant un ordre occidental libéral en crise. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre pour l’avenir de l’architecture sécuritaire de l’Europe, mais d’une guerre autour des grands récits stratégiques et des valeurs opposant le monde occidental libéral à l’autoritarisme du XXIe siècle qui reprend de plus belle à l’Est. Cette nouvelle Guerre Froide est d’une actualité brûlante, révélant comment le monde multipolaire d’aujourd’hui offre aux partenaires et aux adversaires occidentaux des choix qui sont guidés par leur niveau de « soft power ».

Les Émirats arabes unis, se faisant passer pour un partenaire occidental de premier choix, mettent de plus en plus leurs œufs dans le panier oriental. Car les faits d’armes du nouvel ordre autoritaire représenté par la Russie et la Chine semblent bien plus attrayants pour un pays qui a dirigé depuis plusieurs années la contre-révolution anti-démocratique dans le monde arabe, et est maintenant prêt à étendre son réseaux ailleurs, sur l’ensemble de la planète.

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