Deuxième temps de notre entretien avec l’expert en droit constitutionnel Massensen Cherbi sur la nouvelle Constitution algérienne.
Cette constitution annonce-t-elle l’avènement d’une nouvelle légitimité présidentielle ? Quels en sont les enjeux ?
L’ultra-présidentialisme de la Constitution de 1976, conforté en 1996, est pour l’essentiel sauf. Le président reste en effet seul à l’initiative de la révision de la Constitution, une telle initiative ne pouvant provenir du Parlement, a fortiori du peuple, ce qui constitue une négation de la souveraineté populaire revendiquée par le Hirak. Pour le reste, le président conserve ses pouvoirs exorbitants. Il est responsable des affaires étrangères et de la défense nationale, peut légiférer par ordonnance en période d’intersession parlementaire, dispose du pouvoir réglementaire autonome, nomme walis et généraux, un tiers des membres du Conseil de la Nation, peut dissoudre l’APN, dispose d’un droit de veto contre les lois adoptées par le Parlement, peut initier des plébiscites césaristes, etc., le tout sans pouvoir encourir aucune procédure en destitution, ni sur le fondement d’une responsabilité politique ni sur le fondement d’une responsabilité pénale, a fortiori d’un recall.
Quant à la création d’un poste de chef de gouvernement en cas de majorité parlementaire de cohabitation, elle relève du folklore, puisque le président peut toujours le révoquer à tout moment, alors que l’extension de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement est de peu d’utilité, puisque l’essentiel des pouvoirs de l’Exécutif reste concentré entre les mains d’un président de la République dont le Parlement ne peut pas remettre en cause la responsabilité.
Il y a cependant un changement majeur dans cette révision constitutionnelle qui constitue une véritable révolution juridique. En effet, l’ultra-présidentialisme constitutionnel algérien avait été conçu à l’origine pour un militaire, le colonel Boumediene et il n’était alors pas nécessaire de reconnaître à l’armée un rôle politique, hormis celui de gardien de la Révolution socialiste, disparu en 1989, puisque le chef réel de l’armée était alors aussi le président formel de l’Etat.
Désormais, avec la révision constitutionnelle du 30 décembre 2020, le de facto devient de jure, puisque l’armée a pour rôle de « défendre les intérêts vitaux et stratégiques du pays conformément aux dispositions constitutionnelles » (art. 30, al. 4). Cette disposition, qui constitue une latino-américanisation de la Constitution algérienne, permet à l’armée de rentrer dans la vie politique du pays, afin de défendre ses « intérêts vitaux et stratégiques », notions particulièrement subjectives, « conformément aux dispositions constitutionnelles », lesquelles ne sont pas spécifiées, permettant ainsi possiblement de passer outre le président de la République et le Parlement lorsque leurs décisions iraient à l’encontre de ces intérêts, tels qu’interprétés par l’armée.
Par ailleurs, l’armée peut désormais intervenir dans le cadre d’opérations de maintien de la paix à l’étranger (art. 31, al. 2), ce qui permettrait de délester des puissances étrangères des poids humain et financier d’interventions militaires dans la région, tout en s’assurant de leur soutien.
En outre, le nouvel article 34, alinéa 2 permet dorénavant de déroger aux droits et libertés fondamentales garantis par la Constitution par la voie législative, notamment « pour des motifs liés au maintien de l’ordre public, de la sécurité, et de la protection des constantes nationales ». Or, ces notions sont particulièrement vagues, à défaut des garde-fous de la nécessité et de la proportionnalité dans une société démocratique du Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques et de la Constitution tunisienne de 2014 (art. 49). Ce nouvel alinéa permet ainsi de légitimer la législation liberticide, notamment dans ses dispositions qui ont permis la répression du Hirak. Quant à la liberté de conscience, en réalité de croyance dans le texte arabe, elle a été subrepticement supprimée de la Constitution.
Le nouveau projet constitutionnel annonce la « Constitutionnalisation du mouvement populaire du 22 février 2019 dans le préambule ». Que cela signifie-t-il ?
Il s’agit d’une politique de récupération et de division du Hirak. En effet, le préambule fait référence au « Hirak populaire originel », en tentant ainsi de distinguer le Hirak des lendemains du 22 février 2019, de celui qui s’est maintenu après la démission du président Bouteflika le 2 avril 2019.
Or, force est de constater que dès le début, le Hirak a réclamé non seulement son refus du cinquième mandat, mais aussi son rejet du système. La mobilisation massive du Hirak s’est d’ailleurs maintenue durant tout le mois d’avril, après la démission du président Bouteflika. Le Hirak rejetait en effet l’application de l’article 102 de la Constitution, c’est-à-dire le président par intérim, Abdelkader Bensalah, président du Conseil de la Nation, le dernier gouvernement nommé par le président Bouteflika et les élections présidentielles qui devaient se tenir sur le fondement de la Constitution autoritaire dans un délai de 90 jours.
La dernière « réforme » constitutionnelle en Algérie date de 2016. A l’époque, un amendement retient l’attention, l’introduction de l’article 51 qui prive les binationaux d’occuper de hautes fonctions publiques. Que devient cette disposition dans la nouvelle Constitution ?
La révision constitutionnelle du 6 mars 2016 avait effectivement fait exception au principe constitutionnel d’égalité devant la loi en affirmant que la « nationalité algérienne exclusive est requise pour l’accès aux hautes responsabilités de l’Etat et aux fonctions politiques » (art. 63, al. 2). Désormais, la révision constitutionnelle du 30 décembre 2020 proclame que « l’égal accès aux fonctions et aux emplois au sein de l’Etat est garanti à tous les citoyens, à l’exception de ceux liés à la souveraineté et à la sécurité nationales » (art. 67, al. 1). La nouvelle disposition, si elle fait toujours exception au principe d’égalité, est donc moins large que la première, mais il s’agit en réalité de la constitutionnalisation de la loi n°17-01 du 10 janvier 2017, prise en application de la révision de 2016. En effet, cette loi n’avait exclu des hautes responsabilités de l’Etat et des fonctions politiques que des postes qui pouvaient être considérés comme relevant de la souveraineté et la sécurité nationales, notions subjectives.
La disposition la plus discriminatoire, introduite en 2016 et maintenue en 2020, est celle qui impose au président de la République de n’avoir joui que de la nationalité algérienne (art. 87), ce qui exclut les binationaux de la candidature à un tel poste, quand bien même ils abandonneraient leur autre nationalité. Il s’agit d’une exception particulièrement discriminatoire, contraire aux principes de libre choix et d’éligibilité de tous les citoyens. Hadj Ali Abdelkader, fondateur de l’Etoile Nord-africaine (ENA) en 1926, mouvement à l’origine de l’indépendance algérienne, n’aurait ainsi pas pu se présenter aux élections présidentielles sur le fondement de cette Constitution, parce qu’il avait été naturalisé français et avait épousé une Française.
Le Conseil constitutionnel algérien, dans sa première décision du 20 août 1989, avait considéré que plutôt que de faire barrage à la possibilité de se représenter aux élections, « il appartient aux électeurs d’apprécier l’aptitude de chaque candidat à assumer une charge publique ». Par ailleurs, en droit comparé, la Constitution tunisienne de 2014 impose seulement au candidat à l’élection présidentielle de s’engager à abandonner son autre nationalité en cas d’élection (art. 74, al. 2).
