Cerveaux, talents et compétences : pourquoi quittent-ils la Tunisie ?

La Tunisie exporte chaque année plus de 5 000 étudiants à l’étranger, et 15 000 d’entre eux étudieraient actuellement en France.

L’émigration, ce fleuve creusant progressivement son lit et ne laissant au passage que des alluvions, a augmenté depuis deux décennies. Et ce, partout dans le monde. En Tunisie, elle prend deux formes principales. La première est clandestine et irrite les chancelleries européennes. Seules les solutions répressives ont la cote vue la morosité de l’économie locale. La seconde, très probablement plus « impactante » pour l’économie et contre laquelle les gouvernement successifs n’ont ni carotte, ni bâton, est celle des cerveaux. Ou « brain drain » (« fuite des cerveaux »). 

Résultant des fortes inégalités qui demeurent entre les potentiels scientifiques et techniques, l’exode des cerveaux a battu des records en Tunisie, selon un récent rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Environ 94 000 Tunisiens ont ainsi quitté leur pays, depuis la révolution de 2011, vers un Occident plus prometteur. Médias et réseaux sociaux ont accueilli ce chiffre avec inquiétude et interrogations. De son côté, le ministre tunisien des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, a annoncé que « la Tunisie est classée au 2ème rang arabe après la Syrie en matière de fuite des cerveaux ».

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A l’heure où l’émigration clandestine s’impose comme un véritable fardeau socioéconomique, pour un gouvernement tunisien à court de solutions, plongé dans une guerre contre la corruption et une lutte pour la survie des classes moyennes, l’émigration encadrée et légale fait elle aussi payer le prix cher à l’économie tunisienne. De manière légale ou pas, une partie de la jeunesse tunisienne, instruite ou pas, semble décidée à quitter le pays. Avec un taux de chômage (officiellement supérieur à 15 %) et des promesses souvent non tenues, les jeunes sont poussés à bout. On estime d’ailleurs que le chômage des diplômés du supérieur dépasse les 30 %, avec un pourcentage encore plus fort pour les jeunes filles tunisiennes… qui brillent pourtant à l’université.

« Injustice organisationnelle »

L’illusion qui a bercé leurs parents et eux-mêmes durant toute leur vie était que les études seraient une condition suffisante à l’ascension sociale. Les temps sont durs et ce rêve s’est écroulé de façon tant individuelle que collective. Pris en otage par un niveau décroissant de l’enseignement public, des diplômes atteints d’une inflation de valeur et des caisses étatiques vides, incapables de couvrir l’insertion professionnelle ou les stages, beaucoup de jeunes ont visiblement fait leur choix. Une aubaine – et encore – pour eux, et un manque à gagner important pour l’Etat. 

L’expert financier tunisien Achraf Ayadi, expatrié à Paris, a évalué le coût de cette fuite dans une macro-estimation. Selon lui, les talents émigrés sont en mesure de créer au moins 5 emplois d’actifs, maintenus en activité sur 7 ans. « Chaque actif créé une valeur ajoutée économique de 15 000 dinars annuels. La formation de chaque compétence coûte 5 000 dinars », explique-t-il dans les hypothèses de base. Et d’ajouter : « Il en découle une création de 224 000 emplois d’actifs « maintenables » sur 7 ans avec une valeur ajoutée cumulée issue des emplois créés de 34 milliards de dinars, soit à peu près la taille du budget actuel de l’Etat et la moitié de l’encours de la dette publique. »

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Nombre d’ingénieurs, médecins, salariés, enseignants, journalistes ou artistes ont trouvé de meilleurs horizons et ont décidé de quitter leur pays. Pensent-ils au retour ? « Pas dans l’immédiat en tout cas » ont répondu généralement ceux que nous avons interrogés. Des personnes de 30 à 40 ans, qui déplorent souvent le fait de ne pas être évalués à leur « juste valeur » chez eux. Certains pointant du doigt le « problème de mérite » et « d’injustice organisationnelle » dans les entreprises et les filiales de multinationales. Autant de raisons qui éteignent leurs aspirations à l’auto-réalisation, les compétences seules ne faisant pas le poids, en Tunisie, face à la culture d’entreprise et concurrentielle. 

Conséquences sociales

Dans le registre de l’exode académique et des talents, la fuite des « bourgeons » est aussi un véritable danger pour le pays. Les jeunes cadres, les jeunes diplômés chômeurs ou récemment embauchés, guettent pour la plupart l’occasion de quitter leur terre natale pour aller « chercher de l’or » ailleurs. Une réelle perte de potentiel et un manque à gagner énorme, tant sur le plan du salariat que celui de l’entrepreneuriat et du leadership. Car les talents immigrés sont aujourd’hui de véritables acteurs du rayonnement culturel et scientifique à l’étranger, boostant les échanges linguistiques et commerciaux.

La Tunisie exporte ainsi chaque année plus de 5 000 étudiants à l’étranger. Et 15 000 d’entre eux étudieraient actuellement en France, faisant de ce pays la destination préférée des jeunes pour faire leurs études supérieures, devant l’Allemagne et la Roumanie. Des chiffres que le gouvernement tunisien aimerait bien voir diminuer, malgré le manque de moyens financiers. Pour contre attaquer, il a par exemple tenté de mettre en place une base de données sur les « compétences » tunisiennes vivant à l’étranger, l’ultime but étant « d’établir des liens avec elles et avec les universités, les instituts de recherches et les entreprises économiques où ils travaillent ».

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Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, est allé jusqu’à évoquer la mise en place d’une stratégie pour courtiser les compétences tunisiennes à l’étranger et les encourager à investir en Tunisie, moyennant quelque incitations et plusieurs avantages en leur faveur. Un tout petit minimum, vu l’urgence qu’il y a à enrayer le « brain drain » en Tunisie. Car le mal de l’exode des talents ne se fait pas sentir uniquement sur le plan économique, mais sur le plan social également. La fuite des cerveaux entraînant des disparités régionales ainsi que des inégalités de revenus, mettant à rude épreuve les familles.

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