Kaïs Saïed et le renouveau tunisien

Rorik Dupuis Valder revient sur la présidence de Kaïs Saïed, en Tunisie, un « espoir de justice et de démocratie » selon lui.

Le 13 octobre dernier, les Tunisiens élisaient discrètement leur nouveau président, Kaïs Saïed. Homme distingué, modeste et raisonnablement conservateur, issu de la classe moyenne cultivée, ce juriste de profession, spécialiste en droit constitutionnel, incarnait l’espoir d’une jeunesse désabusée, révoltée, autant que la sagesse paternelle et démocratique dans un pays en proie au chômage massif et à la corruption. Candidat indépendant, apartisan, menant campagne avec peu de moyens, il aura su convaincre, en associant une forme de socialisme pratique à un souverainisme arabe nécessaire, près de 73 % des votants, loin des agitations de la vieille garde politique en présence.

Kaïs Saïed entend d’abord s’attaquer, avec courage et ambition, aux logiques ancestrales de l’économie de rente et du makhzen propres au Maghreb, par lesquelles une élite productive cooptée bénéficie de certains privilèges sociaux, professionnels et administratifs, en échange de son soutien inconditionnel à l’État et sa classe dirigeante — système plus ou moins sophistiqué de « services rendus » qu’on pourrait grossièrement apparenter à celui de la féodalité. Dans un entretien accordé au journal Le Monde à l’occasion de sa visite officielle à l’Élysée le 22 juin dernier, le président tunisien affirmait ainsi : « Le fait que quelques dizaines de familles détiennent l’essentiel de l’économie est à l’origine de la fracture qui traverse notre société ».

« Assainir »

Premier défenseur de la justice sociale et de l’égalité des chances, dans un pays où les écarts entre classes laborieuses et nouvelle bourgeoisie se creusent dangereusement, Kaïs Saïed prône, au contraire de la privatisation à tout-va censée redorer des entreprises publiques soumises aux lois du rendement et des arrangements tribaux, la facilitation de l’entrepreneuriat pour les jeunes diplômés et un contrôle étatique plus rigoureux, local, des activités des affairistes et autres opportunistes financiers, prenant ici pour exemple les services de santé : « Les hôpitaux tunisiens sont au niveau de dispensaires parce qu’on a laissé le champ libre aux investisseurs privés. Durant l’épidémie de Covid-19, une cinquantaine de personnes sont mortes du virus, mais combien sont décédées d’autres pathologies parce qu’elles n’ont pas trouvé de place à l’hôpital ou que leur détresse a été ignorée ? ».

Présentant l’éducation comme une priorité nationale, cet ancien professeur de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, voit en un enseignement de qualité, exigeant et égalitaire, le moyen entre autres d’éloigner les jeunes des tentations migratoires ou islamistes qui ont cours dans la région. Et, rejetant élégamment l’occidentalisation néo-bourgeoise de la société, par laquelle, notamment, l’enseignement en français est vecteur de discrimination dans l’accès aux études secondaires, Kaïs Saïed s’engage par ailleurs en faveur d’une certaine réappropriation identitaire, culturelle et populaire, en mettant à l’honneur, par ses discours publics, l’emploi de l’arabe littéraire.

Dérogeant même à la tradition coloniale jusqu’alors de rigueur, le président tunisien préférera l’arabe classique au français plus ou moins approximatif pour s’exprimer lors de sa première visite au palais de l’Élysée aux côtés d’Emmanuel Macron, expliquant sereinement son choix avec une pédagogie bienvenue ; ce qui ne manquera cependant pas de réveiller les dernières susceptibilités francophones de l’arrière-garde médiatique… À l’heure des « réparations » post-coloniales, il est en effet temps d’« assainir », avec justesse et intelligence, les relations entre la France et ses anciens protectorats.

« Haute trahison »

Si concernant les affaires intérieures le discours consensuel du président Macron en exaspère beaucoup — l’on se souvient de l’orgueil insensé d’un chef devant les mouvements populaires massifs de 2018-2019… —, il trouve paradoxalement une certaine pertinence à l’international dans le jeu diplomatique. Il faut en effet malgré tout lui reconnaître, en orateur habile, l’art de la médiation étrangère et le sens de la dramaturgie. Au-delà de son manque profond de liberté d’action sous la pression des lobbies les plus divers, c’est finalement loin de sa cour, de ses conseillers et autres serpents communautaires qu’il semble le plus à l’aise. Comme à l’occasion de sa rencontre avec la classe dirigeante libanaise le 6 août dernier, suite à l’explosion meurtrière du port de Beyrouth, où lors d’une conférence de presse en présence d’une troupe de bimbos journalistes posant chacune à leur tour la même question rituelle quant à une possible intervention providentielle de la France — celles-ci se souciant vraisemblablement plus du maintien de leurs privilèges de classe que du sort du peuple affamé —, il dira en substance que la souveraineté du pays ne peut se traduire que par une responsabilisation locale et démocratique complète, excluant là toute forme d’ingérence abusive qui par le passé aura pu alimenter cette infantilisation coloniale des puissances occidentales au Moyen-Orient.

Interrogé au sujet des récents débats mémoriels et divers mouvements décolonialistes, le président tunisien, sans minimiser pour autant les crimes commis par le passé, déclarera que la démarche relève avant tout de « règlements de comptes » politiques, par le spectacle médiatique, celui-ci préférant concentrer ses efforts en faveur de la reconstruction du pays et de ses nouvelles perspectives — économiques, sociales et culturelles —, à l’aide de toutes les forces vives et bonnes volontés, y compris par une coopération internationale plus libre, éthique et transparente, qu’on imagine débarrassée des mécanismes tenaces du lobbying financier.

Fervent défenseur de la cause palestinienne, dans la lignée des leaders panarabes dont la région a plus que jamais besoin, Kaïs Saïed ne manque pas d’assimiler ouvertement, avec la fermeté, l’intégrité et le bon sens nécessaires, toute normalisation — économique ou diplomatique — en faveur de l’État d’Israël comme une forme de « haute trahison », au vu de la politique spoliatrice de l’entité sioniste en direction du peuple autochtone et sa violation permanente du droit international. Un espoir, donc, de justice et de démocratie réelle, à soutenir pour le monde arabe.

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