Une réunion par visioconférence se tenait, vendredi dernier, au sujet de la crise dans le Golfe.
Se dirige-t-on vers la fin du conflit diplomatique dans le Golfe ? Vendredi 6 décembre, à l’issue d’une réunion par visioconférence, le Qatar et l’Arabie saoudite, mais également le Koweït (pays médiateur) et les États-Unis (soutien de Riyad), ont fait état de progrès dans la résolution du différend qui oppose les deux premiers depuis juin 2017. Nos questions à Sébastien Boussois, politologue et spécialiste de la région.
LMA : Pouvez-vous revenir sur l’origine du différend diplomatique entre le Qatar et les membres du « quartet » ?
Sébastien Boussois : L’histoire est ancienne et remonte aux indépendances des Émirats arabes unis (EAU) et du Qatar en 1971. La jalousie de l’Arabie saoudite, à l’égard de territoires qu’elle a longtemps considérés comme dans sa zone d’influence et « à elle », a créé une concurrence effrénée de développement, une jalousie même entre les deux enfants terribles de la péninsule arabique. Par la suite, les choix stratégiques des deux pays, la personnalité forte des actuels princes héritiers saoudien et émirati, l’engagement idéologique différent lors des « Printemps arabes », pour l’avenir de la région, ont confirmé la rupture politique entre Saoudiens et Qataris, aux agendas bien différents.
Le 5 juin 2017, accusant l’émir du Qatar d’avoir tenu des propos haineux et scandaleux à l’égard de ses voisins, alors que l’agence de presse du Qatar (QNA) avait en réalité été piratée, l’Arabie saoudite et les EAU, suivis par leurs alliés bahreïnis et égyptiens (d’où le nom de « quartet »), ont décidé de rompre leurs relations avec le Qatar, l’isolant du reste du monde. Blocus politique, économique, militaire et aérien : Doha se voyait en réalité punie par ses voisins pour des raisons bien plus historiques que cette simple histoire de la QNA.
Imposant treize conditions incontournables pour lever le blocus, Riyad et Abou Dhabi accusaient Doha de soutenir l’Iran et de financer le terrorisme dans le monde arabe. Moyen surréaliste de demander au Qatar de cesser la diffusion de la chaîne nationale Al Jazeera, cet embargo, en dehors de toute règle ou décision du droit international, visait surtout à punir le Qatar pour ses accointances politiques avec les Frères musulmans, ennemis jurés des princes Mohammed ben Salman et de Mohammed ben Zayed, au sein même du « camp sunnite ». Rappelons que dès 2017, les Nations unies ont condamné cet embargo unilatéral, qui n’a aucun fondement juridique.
Vendredi, le Qatar et l’Arabie saoudite, notamment, ont souligné des avancées encourageantes, dans la résolution de la crise du Golfe. Tout comme il y a un an cependant. Y a-t-il une chance pour que les tensions s’apaisent réellement cette fois-ci ?
Les négociations bilatérales se poursuivent en dehors de tout cadre officiel hélas. Effectivement, les pourparlers qui avaient démarré il y a un an pour lever l’embargo avaient en grande partir achoppé face au refus total des EAU de se réconcilier avec le Qatar. Cela n’a pas beaucoup évolué.
Riyad et Abou Dhabi cherchent à se renforcer face à l’Iran, d’autant plus avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche – qui cherchera la négociation avec Téhéran -, qui les inquiète, contrairement à l’appui sans faille de Donald Trump. Mais les Saoudiens comprennent probablement qu’en l’espèce, le Golfe est plus affaibli qu’autre chose. Et cela, Riyad le voit d’un mauvais œil, puisque le royaume voit sa mainmise sur la région et sa quête de leadership régional écornées. Pendant ce temps-là, les EAU ont des rêves de démesure, une obsession du développement pour leur propre intérêt, et ont déjà signé une « paix » avec Israël, à des fins avant tout économiques.
« C’est donc de la négociation dossier par dossier, au cas par cas, et acteur par acteur. Mais on est loin d’en voir le bout, notamment avec des Émirats qui, eux, ne veulent rient entendre. »
Je ne suis pas sûr que la crise se résolve de sitôt dans le Golfe, car même si l’Arabie saoudite cherche à se refaire une virginité en entamant des discussions avec Israël et avec le Qatar, elle sait qu’Abou Dhabi prend un chemin sensiblement différent et a déjà montré son intransigeance à maintes reprises pour résoudre la crise. Il y a des différends entre Riyad et Abou Dhabi, notamment sur la grave crise du Yémen ; les Saoudiens goûtent modérément les agissements des Emiratis, qui se lancent dans la conquête des ports et ont eu recours à des mercenaires. Si Riyad semble embourbée la tête la première dans un conflit sans fin, les Émiratis se sont en partie retirés, tout en profitant d’acquis stratégiques pour le rêve d’impérialisme d’Abou Dhabi, nouvelle « Venise » maritime dans la région.
Ajoutons que la réconciliation entre Doha et Riyad permettrait au moins aux avions de la compagnie Qatar Airways de survoler l’espace aérien saoudien, ce qui représenterait un énorme gain financier. Que Doha devrait troquer à ce stade contre un léger recul de l’agressivité d’Al Jazeera à l’égard des Saoudiens. C’est donc de la négociation dossier par dossier, au cas par cas, et acteur par acteur. Mais on est loin d’en voir le bout, notamment avec des Émirats qui, eux, ne veulent rien entendre.
Avec la mise au ban du Qatar, nous avons assisté à l’éclatement du Conseil de coopération du Golfe (CCG). L’instance, dirigée de facto par l’Arabie saoudite, propre à garantir la paix et la sécurité dans la région – chères aux Nations unies -, a-t-elle fait long feu ?
La coopération dans le Golfe a clairement du plomb dans l’aile. C’est d’ailleurs pour cela que l’émir du Qatar avait proposé, dès 2017, la création d’une institution alternative avec ses alliés de circonstance, pour permettre de maintenir la sécurité régionale et faire entendre sa voix au sein d’un multilatéralisme international clairement affaibli. Si le Koweït et Oman ont toujours joué les médiateurs dans les crises et caprices régionaux, pendant des années, l’émir du Koweït à peiné à relancer la machine des discussions bilatérales.
Aujourd’hui, les dernières semaines de l’administration Trump poussent le gendre du président américain, Jared Kushner, à tenter le tout pour le tout, via le Koweït, pour résoudre la crise que Washington a largement contribué à provoquer en 2017. Après, entre autres, l’adoubement de Mohammed ben Salman – celui-ci instrumentalisé par Mohammed ben Zayed -, la colère de Kushner après que le ministre de l’Économie du Qatar lui a refusé un prêt pour ses affaires immobilières d’ordre privé à New-York, les tweets obsessionnels anti-Qatar de Trump, qui ont sans doute décomplexé Saoudiens et Émiratis à l’égard du petit émirat.
A présent, le CCG doit renaître de ses cendres, mais ce n’est pas gagné. Quand bien même une paix surviendrait, il existe de nombreuses rancœurs entre Émiratis et Qataris, que l’on retrouve aujourd’hui sur de nombreux terrains de guerre, mais également dans les arrières-cours de la politique régionale, du Maghreb au Machrek.
Les États-Unis, soutien plus ou moins officiel des Saoudiens, ont également fait part de leur optimisme concernant la résolution du conflit, l’une des priorités de l’administration Trump selon la Maison-Blanche. Savez-vous quelle politique adoptera Joe Biden dans la région ?
Les Saoudiens et les Émiratis craignent l’arrivée de Joe Biden, qui signifie moins de bilatéralisme et plus de multilatéralisme. Ce qui ne peut arranger leurs affaires, eux qui agissent en-dehors de tout cadre légal international depuis quatre ans au moins.
Si le président nouvellement élu ne se réengagera pas davantage dans la région, au profit de la fenêtre géopolitique sur l’Asie, il aura néanmoins besoin des pétromonarchies, et devra donc contribuer à sécuriser la région. A travers, notamment, les négociations avec l’Iran sur son programme nucléaire, ou les discussions avec le Qatar pour la poursuite des pourparlers avec les talibans, en Afghanistan, déjà saluées par le secrétaire d’État Mike Pompeo. Mais également la canalisation de la Turquie, qui aura probablement besoin de médiateurs locaux et d’intermédiaires avec les puissances occidentales pour éviter l’escalade…
Joe Biden fera de toute manière face à un sérieux défi, celui de remettre en selle le CCG, tout en contenant les volontés expansionnistes émiraties, et, surtout, en faisant avancer l’Arabie saoudite sur la question des droits humains et du développement politique et social, avant que le royaume ne s’embrase de l’intérieur, avec un prince héritier tout à fait incontrôlable et encore loin d’être le modèle tant rêvé de « prince modernisateur et réformateur » que la Maison-Blanche nous avait vendu en 2016…
Propos recueillis par la rédaction.
