« Le discours qu’on diffuse aujourd’hui sur l’adaptation de l’enfant à son milieu n’est qu’un sourd écho de celui tenu naguère par le colonisateur. »
Le Maroc précolonial : hiérarchies sociales et coutumes ancestrales
Pour donner une idée de la diversité régionale et sociale qui caractérisait le Maroc vers la fin du XVIIème siècle, Al-Yùsi évoque, dans ses Mùhadarat, l’image d’un conteur public qui tente de décrire cette diversité à partir des habitudes alimentaires propres à chaque groupe. « Le Fassi, dit-il si on lui demande ce qu’il préfère manger, dira : des pigeons à la sauce, le Marrakchi, du pain de blé et de la viande de mouton, le ‘Aroubi (paysan arabophone) du barkukch (sorte de couscous) avec du lait et du beurre frais, le berbère de la bouille de millet ou de sorgho, ‘asida anili, et enfin le Drawi (esclave sub-saharien) réclame la datte bù faqqus de Tagmadert avec de la soupe harira. » (Rosenberger, 1980).
Est-ce là, se demandera le lecteur, une simple tentative pour typer les personnes en question ? Ou est-ce une façon, pour le grand lettré du XVIIème siècle, d’illustrer la haute sagesse de l’ordre immuable voulu par Dieu, puisqu’il ajoute : « Il serait vain en effet de proposer à l’un le mets de l’autre : la harira à l’Aroubi et la ‘asida au Fassi, ils n’en voudraient pas » ?
Longtemps encore, le problème demeure. A une exception près : il ne s’agit plus – ou pas seulement – de nourritures terrestres, mais bel et bien, cette fois-ci, de nourritures… intellectuelles. Autrement dit, on assiste trois siècles après Al-Yùsi, à une volonté de recyclage pédagogique des hiérarchies sociales, régionales et culturelles. Car d’aucuns appelaient de leurs vœux une adaptation rigoureuse de l’enfant marocain quel qu’il soit à son environnement immédiat. L’idée – bien que vétuste et obsolète, saugrenue et malveillante – fut véhiculée comme une formule pédagogique miraculeuse inédite, qu’un génie, à l’intelligence proprement singulière, aurait enfin trouvé. Aussi prédisait-on tombeur battant aux Marocains colonisés que seule cette formule permettrait à la société marocaine de sortir de l’état de léthargie et de sous-développement dans lequel elle s’était embourbée depuis des siècles.
Au risque de fâcher les adeptes de la nouvelle doctrine et de leur gâcher la fête, je me propose, dans les lignes qui vont suivre, d’atteindre deux objectifs. Dans un premier temps, je vais essayer de faire la généalogie de cette tendance pédagogique qui se fonde sur la nécessaire adaptation de l’enfant à son environnement. J’essayerai de démontrer que cette tendance est vieille comme le siècle et qu’elle n’est, par conséquent, ni une invention ni une découverte récente, mais une simple redite, pis un honteux plagiat.
En termes plus clairs, le discours qu’on diffuse aujourd’hui sur l’adaptation de l’enfant à son milieu n’est qu’un sourd écho de celui tenu naguère par le colonisateur. Dans un second temps, je discuterai du bien-fondé des thèses agencées par la doctrine « adaptationiste ». Epurées et décortiquées, grâce à l’analyse critique, ces thèses finiront par trahir leur vraie nature : celle d’une kyrielle d’idéologèmes trompeurs et réactionnaires. La platitude théorique déconcertante et la vision linéaire des faits qui caractérisent la doctrine de l’adaptation font que celle-ci pèche par oubli : oubli du monde, oubli des hommes. Mais peut-on oublier facilement que l’environnement immédiat de l’enfance majoritaire du pays n’est rien d’autre que cette vie boueuse, ténébreuse que l’enfant affronte, à chaque instant, dès la sortie de la chaumière ou de la maison. Captif impuissant d’un milieu qui le transcende, l’assimile et limite son horizon, l’enfant cède facilement, spontanément, comme d’autres avant lui, à la dureté d’une existence monotone, répétitive, sans relief. Est-ce cela s’adapter au milieu ?
Et que dire, que faire, quand l’environnement est décadent, défavorisé, miséreux ? Il ne faut pas être sociologue, de nos jours, pour constater amèrement que la pauvreté, l’exclusion, le chômage, la promiscuité, l’exode rural, l’urbanisation sauvage offrent un terreau idéal pour favorise l’éclosion des formes les plus excessives, les plus hideuses qui déchirent la société : alcoolisme, toxicomanie, délinquance, gangstérisme des petits et grands truands et, phénomène redoutable mais constamment prévisible : l’extrémisme idéologique.
A bien des égards, il faut s’ingénier à renverser la relation d’adaptation : au lieu d’adapter l’enfant à un milieu hostile, il faut s’ingénier à adapter ce dernier à une enfance à visage humain, c’est-à-dire une enfance exigeante. Mais peut-être que l’enfant en tant qu’être humain en devenir, n’a pas un environnement précis dans lequel il doit être cantonné et fixé comme la bête dans son territoire. Son environnement n’est limité par aucune frontière parce qu’il est le vaste monde riche et diversifié comme horizon de possibilité. Ce n’est pas un hasard si l’apprentissage des langues exige un âge précoce.
La pédagogie coloniale et le recyclage des hiérarchies
Revenons au premier point et faisant la généalogie de cette idée qui exige l’adaptation pédagogique de l’enfant à son milieu. Comme toutes les généalogies, la nôtre sera circonscrite dans un espace (le Maroc colonial), délimitée dans un temps (1912-1956) et autorisée à partir d’une référence qui a fait date (George Hardy : théoricien talentueux de la pédagogie coloniale au Maroc).
En effet, G. Hardy, futur directeur de l’Instruction publique au Maroc, exprima, dès 1917, sa « philosophie » éducative coloniale en ces termes : « Pour transformer les gens primitifs de nos colonies, pour les rendre dévoués à notre cause et utiles à nos entreprises (…) le moyen le plus sûr est de prendre l’enfant, de lui ouvrir des écoles où son esprit sera façonné suivant nos intentions. » (Hardy, 1917, p.9).
En 1921, dans un article d’une étonnante clarté, le même auteur (devenu, à l’époque, directeur de l’Instruction publique au Maroc, l’équivalent de ministre de l’Education) expose sa conception de l’éducation française au Maroc. Il suggère ainsi de planifier et d’organiser l’infrastructure éducative (écoles, collèges, lycées et universités) selon les mêmes normes qui répartissent et partagent les différents quartiers d’une ville marocaine sous domination coloniale. Quant à la stratification liée à l’accès et la fréquentation de l’école, elle reproduira, selon sa vision, la répartition des ethnies et des classes sociales. Il note en effet : « C’est un bien curieux assemblage ethnique qu’une ville marocaine. Les races qui la peuplent se retrouvent sans doute dans le reste de l’Afrique du Nord, mais nulle part ailleurs, elles ne sont aussi bien réparties, aussi divers dans leurs habitudes et leurs tendances. Au cœur, au centre historique de la ville se pressent les terrasses de la médina, de la cité musulmane : c’est là, dans les rues étroites, dans les souks éclatants, dans les belles demeures secrètes et sous les voûtes des mosquées, que se réfugie l’âme du pays. A l’ombre de la médina, s’entasse, terriblement active sous de faux airs apeurés, la cité juive, le Mallah. Au-delà des remparts, s’étale la ville française, traversée de larges avenues, semée de parcs et de places singulièrement vastes, peuplée, d’avenantes villas dont la blancheur étincelle parmi les arbres et les fleurs. Enfin, en bordure de cette ville neuve, s’allongent généralement des rues ouvrières, où fourmillent des étrangers, Italiens, Grecs, Maltais (…), mais surtout Espagnols. » (Hardy, 1921, p. 773).
A ces différences, doit correspondre un traitement éducatif approprié. « Il n’est pas besoin, écrit G. Hardy, de séjourner depuis longtemps au Maroc pour comprendre l’impossibilité, au moins momentanément, d’appliquer un même traitement à des groupements aussi différents. Il est claire qu’au Maroc l’ordre et la prospérité dépendent avant tout de l’habilité qu’on apportera à utiliser chacun d’entre eux dans le sens et la mesure de ses goûts et de ses ressources. » (Hardy, 1921, p. 773).
Selon Hardy, seule l’école est en mesure de veiller effectivement sur ce qu’il appelle : « la répartition du travail collectif ». Et il ajoute : « après tant d’expériences sous toutes les latitudes, elle (l’école) sait aujourd’hui quelles résistances le sang des races est capable d’offrir aux meilleures tentatives d’éducation (…) : il y a en réalité autant de problèmes scolaires qu’il y a d’écoles ou, du moins, de races scolaires ; et ce n’est pas jouer sur des mots que chercher pour chacun de ces problèmes une solution spéciale. » (Hardy, 1921, p. 774).
Sans doute, serait-il difficile de contester l’affirmation selon laquelle il y a tant de problèmes scolaires que d’écoles. Mais, parler de résistances différenciées selon les races et de problèmes selon les races scolaires, c’est prendre le risque d’une représentation particulière du rôle éducatif de l’école. Cela suppose que s’il y’avait une même école pour tous et que chacun, selon sa différence de « race » y sera soit adapté par nature, soit déjà exclu a priori en vertu de contre-indications absolument déterminantes, la loi serait : « s’accommoder de la situation ou être rejeté ! ».
Pour n’avoir pas à rejeter, il faut organiser le système scolaire en fonction des origines socio-économiques, régionales et ethniques des élèves. Tous ne sont pas égaux devant l’école et le rôle de celle-ci se résume en une seule et unique finalité : consolider ce que la nature et la vie sociale a déjà établi. Aussi sera-t-on en présence devant des groupes estimés différents et qui doivent donc être nécessairement différents face à la scolarisation. Chaque groupe aura ainsi l’école qui lui « convient ». Pour concrétiser cette thèse, George Hardy commence par une réflexion sur le cas des indigènes, ceux qu’il appelle : « Arabo-berbères ». Appellation qui met en exergue, selon lui, leur double origine et leur double caractère. Il écrit : « Voici donc à quels termes se ramène, pour nous, le problème arabo-berbère : fournir aux indigènes le moyen de continuer à vivre dans l’atmosphère du monde moderne, développer leur activité et la munir de formules et d’outils qui lui permettront le rendement nécessaire, tout en maintenant leurs pensées et leurs habitudes extérieures. » Hardy, 1921, p. 775).
Dans ce sens, l’enseignement proposé aura nécessairement des « tendances rigoureusement pratiques » puisqu’il aura pour objectif immédiat l’apprentissage d’un métier. Or, dans le cadre de la stratification qui caractérise la société marocaine traditionnelle et dans celui même de la répartition du travail collectif vers lequel tend le Protectorat français, il faut veiller à ne pas bouleverser la vie sociale. Aussi faut-il, selon Georg Hardy, « distinguer entre un enseignement pour l’élite sociale et un enseignement tout populaire. » (Hardy, 1921, p. 776).
Cette exigence du maintien de la stratification sociale, dans l’exercice de fonctions appropriées au niveau de chacun, conduit à l’instauration de deux types d’enseignement bien distincts. Il y’aura, d’une part, un enseignement pour l’élite qui aura pour unique finalité de s’adresser aux enfants de l’aristocratie. On leur proposera un apprentissage pratique consacré à l’assimilation systématique des normes de la gestion administrative et commerciale (« professions traditionnelles des Marocains notables », selon Hardy. Il y’aura, d’autre part, un enseignement pour le peuple. Cet enseignement variera selon les caractéristiques du milieu géographique et économique. Aussi y’aura-t-il au moins trois types d’enseignement :
– Dans les villes, l’enseignement appliqué aura comme objectif l’apprentissage des métiers manuels européens ou celui des vieux métiers d’artisanat traditionnel (tissage, cuivre, maroquinerie…
– Dans le milieu rural, il donnera accès à l’apprentissage de l’agriculture, de l’arboriculture et de l’élevage…
– Sur la côte, il sera axé sur la pêche et la navigation.
Sommes-nous en mesure de conclure que ce sont là les prémices d’un enseignement fondé sur la diversité et l’acceptation éclairée de toutes les différences ? Ou s’agit-il plutôt de l’esquisse planifiée d’un enseignement fondé sur la ségrégation qui vise à asseoir et à légitimer des inégalités liées à la division du travail (aristocraties citadine et rurale face à une main-d’œuvre urbaine et paysanne) et au rapports de force entre conquérants (Français et Européens) et conquis (indigènes arabo-berbères).
George Hardy esquive l’objection et se contente d’explique sa conception comme suit : « Nous commencerons par imposer à notre enseignement des tendances rigoureusement pratiques ; nous le ferons servir directement à l’apprentissage d’un métier et au rajeunissement de l’activité locale, mais pour éviter que ce réveil ne bouleverse toute la vie sociale, nous ne ferons pas sortir l’élève de son milieu, nous les cultiverons sur place, nous lui demanderons de ne produire que les fruits qu’il aura produits sans nous, mais plutôt abondants et mieux venus. Ainsi sommes-nous menés à distinguer un enseignement pour l’élite sociale et un enseignement tout populaire. » (Ibid., p.p. 775-776. Nous soulignons).
On pressent bien le caractère utilitaire et pragmatique de ce mode d’enseignement. Mais on peut aussi lui objecter le fait qu’il soit trop spécialisé au point qu’il ne peut engendrer, à plus ou moins longue échéance, des enfants enfermés dans leur formation, totalement ignorants de ce qui ne les concerne pas et distants par rapport à toute forme d’abstraction ou de toute forme de connaissance théorique qui les élèverait intellectuellement. Plus encore, ils seront peut-être bien enracinés dans leur milieu d’origine, mais lourdement dépaysés dans d’autres milieux qu’ils leur sont étrangers. George Hardy écarte cette objection en se contentant de formuler un vœu : « Il est vrai que cet apprentissage, pour être vraiment fructueux, suppose un enseignement général, destiné à ouvrir l’esprit des jeunes indigènes plutôt qu’à le meubler. » (Ibid., p. 776). Cet enseignement général aura, selon lui, des accents positivistes et empiriques : « Nous relions tous nos enseignements aux choses et aux gens qui entourent l’enfant, aux idées qu’il apporte de chez lui. Nos leçons de langage et nos leçons de choses portent exclusivement sur la vie locale, nos exercices de calcul ne sortent pas des limites des besoins journaliers (…) et s’appliquent aux petits budgets domestiques du Maroc, à la vente des moutons, la récolte de l’orge et des olives, etc. » (Ibid., p. 776-777).
Il est certain que nous sommes face à un enseignement axé sur la clôture, sinon la claustration physiologique et psychologique : l’enfant n’a pas, physiquement, à quitter son milieu, comme il n’a pas non plus, psychologiquement, à imaginer, ne serait-ce que par le biais du langage, d’autres mondes, d’autres formes d’existence. Au juste, c’est un enseignement sans perspective car, même le langage qui y est enseigné, est un langage usuel et non textuel. Il est donc exclusivement destiné à nommer, dans un cadre utilitaire, les êtres et les choses qui peuplent l’espace habituel de l’enfant. G. Hardy écrit sans ambiguïté : « Ce français que nous enseignons est tout usuel ; il ne fait appel qu’à des notions immédiatement pratiques, il ne loge pas dans l’esprit des indigènes, si différent du nôtre, une dynamique d’idées exotiques. » Plus encore, ce français qui est enseigné n’a rien à voir avec les œuvres de La Fontaine, Flaubert ou Proust. « Aux petits, il fournit le vocabulaire de la vie domestique et du métier ; aux grands, il permet la rédaction d’une lettre d’affaires, d’un rapport. » (Ibid., p. 777).
On l’a bien vu, ce projet pédagogique colonialiste dissimule sous les airs d’une généralisation de l’instruction – certes louable, mais ô combien malicieuse et suspecte ! – un relent de racisme assumé en tant que tel. Et qu’est-ce qu’être raciste, comme l’écrivait Alain Finkielkraut vers la fin des années 1980 quand il était encore humaniste et universaliste, sinon : « consigner l’individu dans son appartenance, le traiter en « espèce de… », lui dénier tout pouvoir d’arrachement à son contexte, que celui-ci soit défini en termes biologiques ou historiques. » (Finkielkraut, 1987, p. 1).
Eléments bibliographiques
- Ayache, Albert, 1956, Le Maroc : bilan d’une colonisation, Paris, Editions Sociales, Collection « La culture et les hommes »
- Chebbak, Mostafa, 1983, « Esquisse d’une didactique du langage », Bulletin Economique et Social du Maroc, N° 149/150, Centre universitaire de la recherche scientifique, Rabat
- Gaudefroy-Demombynes, Maurice, 1928, L’œuvre française en matière d’enseignement au Maroc, Paris, Geuthner
- Hardy, Georges, 1917, Une conquête morale : l’enseignement en Afrique de l’Ouest française, Paris, Armand Colin
- Hardy, Georges, 1921, « L’éducation française au Maroc », La Revue de Paris, VIII
- Hardy, Georges, 1937, La politique coloniale, Paris, Albin Michel
- Ibaâquil, Larbi, 1990, « L’école du Protectorat et reproduction sociale », Attadriss, XVI
- Michaux-Bellaire, Edouard, « L’enseignement indigène au Maroc », Revue du Monde Musulman, XV
- Rivet, Daniel, 1976, « Ecole et colonisation au Maroc : la politique de Lyautey au début des années 20 », Cahiers d’histoire de l’université de Lyon, XXI
- Rosenberger, Bernard, « Cultures complémentaires et nourritures de substitution au Maroc », Annales Histoire & Sciences Sociales, III/IV, 1980
Crédits photo : Des jeunes se promènent à Rabat, la capitale du Maroc (Wikimedia Commons).

Mostafa Chebbak est docteur en philosophie de l’Université Catholique de Louvain (Belgique). Son travail porte sur la topique des Beaux-arts (architecture, peinture, musique, chorégraphie). Il est membre du Cercle Royal d’Archéologie, de Lettres et d’Art de Mechelen, où il réside, tout en gardant un contact permanent avec la ville de Casablanca, au Maroc, qui a inspiré depuis toujours ses travaux et ses recherches.