La corruption mine le développement de l’Irak et les efforts des autorités pour juguler le phénomène restent trop timorés.
Un « choc national », fragilisant s’il le fallait un pays d’ores et déjà dévasté par des années de guerre et de terrorisme. Fin mars, un bac transportant plusieurs centaines de personnes a chaviré à Mossoul, la capitale du Nord de l’Irak, arrachée il a moins de deux ans des griffes de l’organisation djihadiste Etat islamique (EI). Bilan du naufrage : au moins cent morts, et une soixantaine de disparus, majoritairement des femmes et des enfants. Dans le pays, l’émotion est à son comble. Et tous les regards convergent vers un même responsable : la corruption, véritable plaie endémique d’une Irak livrée, depuis sa « libération » du joug de Sadam Hussein par les forces américaines en 2003, à la rapacité de mafias aussi organisées qu’intouchables.
Après le drame ayant endeuillé des centaines de familles, les proches des victimes n’ont de cesse de répéter que c’est bien « la corruption (qui les) tue ». Proche d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, l’une des provinces les plus touchées par la corruption, Mossoul n’est hélas pas la seule ville gangrenée par le phénomène. En Irak, la corruption tue quotidiennement : comme le petit Karrar al-Chomari, 7 ans, tombé il y a un an, à Bassora, dans une bouche d’égout laissée béante par l’une des entreprises ayant bénéficié de quelques-uns des 5 000 « contrats fantômes » signés dans le secteur public depuis 2003. Les deux sauveteurs du bambin n’ont pas survécu à leur geste héroïque. Ni ce policier qui, au cours de la même période, s’est lui aussi jeté dans les eaux toxiques où avait chuté un autre jeune homme, à Diwaniya, à 200 kilomètres de Bagdad. Ni cette fillette, morte au même endroit et dans les mêmes circonstances un an plus tôt.
La mésaventure d’Orange, symbole du délitement du climat des affaires en Irak
Au-delà des drames du quotidien engendrés par la corruption – le naufrage du bac de Mossoul serait directement imputable à l’inaction du gouverneur Nawfel al-Akoub, depuis limogé et recherché dans tout le pays par les forces de l’ordre –, l’absence de volontarisme politique sur le sujet est responsable de scandales à répétition, qui dégradent le climat des affaires et la confiance des investisseurs étrangers. En témoigne la mésaventure de l’entreprise française Orange qui, depuis 2011, s’était associée au sein d’une joint-venture avec la société koweitienne Agility Public Warehousing pour acquérir 44% des parts de Korek, le troisième opérateur de télécommunications en Irak. Un investissement de quelque 385 millions d’euros pour l’opérateur historique français qui, fin 2013, se félicitait d’une forte croissance de sa clientèle et de ses revenus au pays de l’or noir.
Jusqu’à ce qu’en 2014, la Commission irakienne des communications et des médias ne mette brutalement fin aux ambitions des groupes tricolore et koweitien. Une décision justifiée, pour le gendarme des télécoms irakien, par l’absence d’investissements d’Orange et d’Agility dans les infrastructures et réseaux de Korek, accusations que l’entreprise dirigée par Stéphane Richard conteste vigoureusement. A la fin du mois de mai dernier, la Commission a finalement décidé de retirer les parts qu’Orange et Agility détenaient dans Korek, les redistribuant arbitrairement au profit d’hommes d’affaires locaux, originaires du Kurdistan irakien essentiellement, au premier rang desquels le magnat Sirwan Barzani, directeur général de Korek, commandant militaire et véritable « parrain » de l’économie irakienne. Orange, qui a annoncé le dépôt de « plusieurs plaintes judiciaires », « s’est clairement fait exproprier, il n’y a pas d’autres mots », estime dans les pages des Echos un familier du dossier.
La corruption, pointée du doigt mais peu combattue
L’Irak pointe à une piteuse 12e place dans le classement des pays les plus corrompus au monde. Selon un rapport rédigé par une quarantaine de parlementaires irakiens, ce ne sont pas moins de 194 milliards d’euros qui se sont ainsi volatilisés dans les poches de politiciens et entrepreneurs corrompus. L’équivalent du PIB du pays, ou encore de deux fois le budget annuel de l’Etat. Le phénomène est si prégnant au sein de la société irakienne qu’il aurait même « revivifié les raisons de l’apparition de l’EI », selon le rapport parlementaire sus-cité. La prédation généralisée obère également la reconstruction de la province de Ninive, où les grands travaux sont au point mort, pendant que des seigneurs de guerre monnaient, dans la plus parfaite impunité et le plus grand des cynismes, les matières premières déblayées des décombres de la guerre.
Un autre rapport, fruit du travail du Centre d’études stratégiques de l’université de Kerbala, pointe du doigt la « corruption des grands ». Publié à la fin de l’année 2018, le document, qui porte sur la période 2012-2017, entend disséquer les « mécanismes de lutte contre la corruption en Irak ». Une initiative louable, qui pèche cependant par son caractère lacunaire, pour ne pas dire expéditif. Comme le relève dans une longue analyse le spécialiste égyptien des questions économiques Abdelkhalek Farouk, ce rapport, pour bienvenu qu’il soit, « ne parvient pas, alors que c’est là le plus important, à traiter les grandes affaires de corruption impliquant les hauts responsables, les chefs de l’armée et les dirigeants des partis politiques les plus influents ».
Pire encore : selon M. Farouk, qui pointe les « incohérences et (…) contradictions entre certaines propositions » avancées par les universitaires irakiens, « un élément capital de la lutte contre la corruption est passé sous silence : l’adoption d’un texte de loi contraignant sur la transparence et l’information qui autorise l’accès des instances de la société civile et des médias à l’ensemble des informations relatives aux marchés conclus, à la nature des dépenses gouvernementales et à leur mode de financement, ainsi qu’aux conventions internationales à caractère économique et financier ».
La corruption au menu des discussions entre Macron et le président du Kurdistan ?
En Irak, la corruption ralentit le développement humain comme celui des infrastructures. Son ampleur décrédibilise les efforts des autorités pour améliorer la qualité de vie des Irakiens et perpétue l’instabilité chronique du pays. Un sujet brûlant, sans doute évoqué par Emmanuel Macron lors de son entrevue avec le président de la région du Kurdistan, Nechirvan Barzani, en visite à l’Elysée ce mercredi 10 juillet. D’autant que Nechirvan Barzani n’est autre que l’oncle du sulfureux homme d’affaires Sirwan Barzani, directeur général de… Korek Telecom.
