Quand l’Égypte se tait

« Le choix d’une politique répressive sonne bien souvent comme un aveu de faiblesse pédagogique », estime Rorik Dupuis Valder.

Une vieille croyance tenace, qui tient vraisemblablement plus de la mauvaise foi du privilégié ou de la paresse de l’anxieux que du cliché historique, voudrait que certaines populations, certaines nations, aient besoin d’« hommes forts » pour les gouverner, comme certains élèves indisciplinés auraient besoin de tyrans légitimes pour les intimider et les mettre au pas, faisant dangereusement fi de toute espèce d’exigence pédagogique. Ce serait, paraît-il, le cas de l’Égypte, qui aurait toujours composé avec « ses militaires » plutôt qu’avec les principes démocratiques.

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Dans les faits, en Égypte comme ailleurs, les gens n’ont pas plus besoin d’« hommes forts » que de chefs de guerre ou de « petits pères des peuples » pour les guider, ils ont simplement et avant tout besoin d’hommes justes, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Car, sans parler de compétence, si la justice est une démarche éclairée, la force, elle, est aveugle.

Absurde sécuritaire

Il faut reconnaître au président Abdel Fattah al-Sissi une certaine ambition sociale pour l’Égypte : de vastes chantiers ont été entrepris depuis quelques années en ce sens, notamment en faveur du logement pour tous, du développement des activités agricoles et des infrastructures dans les régions du Sud, en faveur de l’enseignement supérieur et scientifique, de la culture du sport ou encore de la réconciliation entre coptes et musulmans.

En un défi d’envergure mondiale, il a fallu traiter la menace djihadiste — aux frontières comme à l’intérieur du pays (affrontements dans le Nord-Sinaï, péril libyen, attentats contre des églises orthodoxes ou sur des sites touristiques) —, qui a monopolisé un temps toutes les compétences et les énergies au point d’en devenir une sorte d’obsession d’État. L’Égypte s’est ainsi imposée comme l’un des acteurs centraux de la lutte antiterroriste au Moyen-Orient, devenant par la force des choses un partenaire privilégié des gouvernements européens dans leur politique sécuritaire.

Depuis quelques mois cependant, les arrestations arbitraires par les « services » (non pas sociaux mais de sécurité intérieure !) égyptiens et les incarcérations les plus insensées semblent se succéder : militants politiques et associatifs, journalistes, artistes, la plupart se retrouvant en prison suite à des accusations systématiques de « participation à une organisation terroriste » ou pour « atteinte à la stabilité de l’État » ; la stabilité d’un État procédant a priori de celle de sa société, dont la bonne santé serait pourtant assurée par la pluralité équitable des voix plutôt que l’unisson angoissé et obligatoire…

Il serait injuste d’imputer de façon unilatérale tous les maux de la population égyptienne à la caution autoritariste de Sissi, mais le bon sens social et la foi en l’humain nous invitent, par la communication et l’exigence démocratique, à ne jamais nous satisfaire d’incompréhensions et de dissimulations politiques ; le sommet de l’absurde sécuritaire ayant certainement été atteint en juillet dernier lorsque de jeunes « tik-tokeuses » d’à peine vingt ans, pour leurs danses lascives sur les réseaux sociaux, ont été condamnées par le régime à des peines de prison ferme, celles-ci étant accusées d’« atteinte aux bonnes mœurs » et de « promotion de la débauche »…

L’exploit et l’abus

Si l’activité de ces starlettes virtuelles et désœuvrées, aussi improductive que potentiellement dégradante pour la dignité de la femme, peut effectivement en insupporter beaucoup, en particulier quand on connaît l’influence des réseaux sociaux chez les plus jeunes, supplantant parfois celle de l’autorité parentale, elle ne justifie en rien une telle sévérité… Au pire donne-t-on un « avertissement » de bonne conduite, n’est-ce pas ?

L’exercice du pouvoir a ceci de précieux et périlleux qu’il permet tout à la fois l’exploit et l’abus ; le choix d’une politique répressive sonnant bien souvent comme un aveu de faiblesse pédagogique. Ce choix, que les hommes de pouvoir croient peut-être, par l’aveuglement de l’idéologie, être celui de la protection, s’avère être en réalité, par manque regrettable de confiance et de discernement, celui de l’exclusion. Jeter en prison, au même titre qu’un criminel avéré, une jeune femme se déhanchant devant son écran, relève en effet dangereusement de la paranoïa politique.

Le non-sens et l’incompréhension de telles condamnations ne feront qu’accentuer toujours plus, autant que sa défiance envers l’institution, la peur, la frustration et, inévitablement, la colère d’une partie de la population ; cette colère naissant précisément du sentiment d’injustice. Dommage pour une si belle et grande nation, pourtant à l’avant-garde de l’ouverture et de la culture pendant des siècles en Orient, de se résoudre ainsi aux mesquineries orgueilleuses de la matraque et du procès abusif.

La dernière victime en date de cette confusion paranoïde du pouvoir en place n’est autre que la star de 32 ans Mohamed Ramadan, acteur et rappeur d’une grande popularité dans le monde arabe, qui a été suspendu fin novembre par l’Union générale des syndicats et poursuivi en justice suite à la diffusion, sur la page Facebook officielle en arabe de l’État d’Israël, de photos le montrant en compagnie de deux célébrités israéliennes, le chanteur Omer Adam et le footballeur Dia Saba, à l’occasion d’une soirée mondaine à Dubaï.

S’en est suivie une vague d’insultes et d’accusations expéditives sur les réseaux sociaux à l’encontre du pauvre Mohamed, qui n’aura jamais dit un mot de travers au sujet de l’Égypte du maréchal Sissi et se sera toujours montré attentif à la cause palestinienne… Mais s’il fallait chercher un responsable de cette petite opération traîtresse de communication, ce serait plutôt du côté du ministère israélien des Affaires étrangères, dont on peut effectivement douter de l’intention quant à la publication de telles photos.

Lucidité et apaisement

Évidemment, les internautes égyptiens les plus pressés se trompent ici de cible, car ces selfies amicaux ne sont en fait que ceux d’une jeune jet-set moyen-orientale profitant gentiment de sa fortune, sans frontières ni arrière-pensées politiques. Ce ne sont ni le malheureux Mohamed Ramadan, ni les « Israéliens » — les jeunes générations, en particulier, n’étant fatalement pas plus coupables de leur appartenance ethno-confessionnelle que de manœuvres et conflits multidécennaux… — qu’il convient de condamner, mais bien la politique criminelle, spoliatrice et ségrégationniste d’une certaine mafia à la manœuvre contre le peuple autochtone de Palestine et ses diverses entreprises de corruption diplomatique, idéologique et financière au sein et auprès des États. Et cette nuance est essentielle.

Bref, il nous reste à souhaiter un peu de lucidité et d’apaisement au pouvoir égyptien dans sa gestion de ces tristes affaires de société, qui sont bel et bien le témoin d’un certain malaise ambiant, et que seuls l’échange, le dialogue des idées et des peuples, pourront dissiper de façon durable et honorable. Le reste, par l’application bornée de méthodes au mieux moyenâgeuses, s’appelle « totalitarisme », et encore une fois c’est bien dommage pour un si noble pays.

Faisant abstraction de sa fortune ou de ses fréquentations, nous finirons ici sur l’humour bon enfant et la musique entraînante de Mohamed Ramadan — qui malgré les récentes attaques massives reste un homme plutôt humble et équilibré, qualificatifs rares pour un artiste aussi exposé —, avec le clip du morceau « Corona Virus », où le chanteur propose une chorégraphie sanitaire inspirée en singeant le rituel absurde des « gestes barrières », puis celui de son tube électro « Bum Bum », qu’on espère ne pas voir prochainement censuré pour « apologie du terrorisme »…

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