Le professeur de philosophie et islamologue tunisien s’élève « contre la privatisation et la confessionnalisation de l’enseignement. »
Récemment, les Tunisiens ont crié au scandale après un reportage tourné en caméra cachée dans l’école coranique de Regueb, près de Sidi Bouzid. L’établissement, après qu’une enquête a révélé des cas de maltraitance d’enfants et de viols, a été fermé et son directeur limogé, sur décision du chef du gouvernement. Qu’en pensez-vous ?
Le problème se pose avec les écoles « sauvages » et clandestines. C’est le cas de cette école de Regueb, qui échappe à tout contrôle et à tout encadrement. La majorité des écoles dépendent du ministère de l’Enfance et sont autorisées et inspectées. La floraison des écoles coraniques répond à une demande d’une partie de la population, qui considère que les écoles officielles et les jardins d’enfants négligent l’enseignement religieux. Le risque est de creuser un sillon entre ces deux types d’enseignement et de générer une fracture dans la société tunisienne. Personnellement, je considère que tous les enfants doivent accéder au même type d’enseignement et avoir les mêmes opportunités. Par conséquent je suis contre la privatisation et la confessionnalisation de l’enseignement.
En Tunisie, près de 47 000 enfants, âgés de 4 à 5 ans, sont scolarisés dans des écoles coraniques publiques, dont le nombre s’élève à 1 664. D’après vous, qui encourage la floraison de ces nouveaux établissements ?
Sans aucun doute, des fonds étrangers sont derrière cette floraison, venus en particulier des pays du Golfe, mais des sources locales y contribuent également. Le désengagement progressif de l’Etat de secteurs tels que la santé et l’enseignement ne fera que renforcer la mainmise de courants rigoristes, comme tel est le cas en Egypte, avec pour conséquence un quasi-Etat parallèle avec ses règles, ses méthodes et ses finalités propres. Ce qui risque de déstabiliser toute la société.
L’an dernier, la ministre tunisienne de l’Enfance, Neziha Labidi, dans une interview où elle a notamment pointé du doigt le « fléau » des « écoles coraniques anarchiques », a estimé qu’il fallait les différencier des « Kotebs ». Quelle est la différence entre les deux ?
Les « Kotebs » sont des annexes aux mosquées locales avec des enseignants locaux subventionnés par l’Etat, donc une structure différente, une pédagogie différente et un objectif différent des écoles coraniques. Les Kotebs se limitent à enseigner les Sourates du Coran et ne se mêlent ni de théologie ni de politique. Ils sont mixtes et l’ambiance est bon enfant. Aucun lavage de cerveau ou endoctrinement quelconque n’y a cours. Alors que les écoles coraniques à visée politico-religieuse peuvent endoctriner les enfants dans un sens rigoriste, voire même extrémiste et violent.
L’expérience avec les Talibans en Afghanistan est la preuve irréfutable que ce genre d’écoles peut générer la violence et l’exclusion. Pour le moment, les autorités tunisiennes assurent qu’elles en ont le contrôle, mais cela ne peut écarter tout dérapage possible, parce que les inspecteurs ne peuvent être sur les lieux tout le temps. Ce qui laisse une marge non négligeable à ceux et celles qui ont la charge de ces enfants. Ainsi un simple exemple : une enseignante peut, sous prétexte religieux, imposer la séparation des sexes ou le fait de ne pas saluer par la main une personne de sexe opposé.
En Algérie à présent, la pratique de la prière dans les établissements scolaires fait polémique depuis quelques jours. La ministre de l’Education nationale, Nouria Benghabrit, a décidé d’interdire la prière à l’école, ce qui a provoqué des réactions mitigées. Qu’en pensez-vous ?
Selon moi, le ministère a tort, parce que cela constitue une entrave à la liberté de culte et pourrait encourager la récupération extrémiste, en faisant de l’Etat algérien un ennemi de la religion. J’ai fait mes études en Tunisie dans deux lycées et chacun d’eux disposait d’une salle de prière. Cela n’a jamais posé problème ni aux autorités scolaires ni aux élèves de ces établissements – celui qui veut prier prie, celui qui ne veut pas ne le fait pas… Sur 4 000 élèves, le nombre de ceux qui fréquentaient la salle de prière ne dépassait pas la centaine.
Je crois que faire preuve de souplesse et de bon sens peut mieux contribuer à désamorcer toute source de conflit. L’interdiction et l’entêtement ne peuvent qu’engendrer des réactions plus dures et donc favoriser le discours qui tient pour hérétiques tous les pouvoirs en place dans les pays musulmans.
Quelle place a l’enseignement religieux dans les pays Maghreb ?
Cela varie d’un pays à l’autre. Au Maroc, il existe tout un secteur d’enseignement « traditionnel », une spécificité du royaume qui, de tout temps, a eu ses « Tolbas », c’est-à-dire des jeunes qui se consacrent aux études religieuses. Dans un pays plus laïcisé, comme la Tunisie, l’enseignement religieux dispensé dans les écoles officielles est marginalisé et dévalorisé. Par réaction, les mosquées suppléent à ce défaut. En vérité, l’enseignement religieux actuel n’est pas à la hauteur de notre époque par son contenu, ses méthodes et ses objectifs. Et cela est vrai pour tout le monde musulman. Il ne fait que reprendre des thèmes éculés, des controverses d’un autre âge et des jugements anachroniques.
Que dit l’islam sur l’enseignement religieux ?
Au niveau des textes fondateurs, il y a une valorisation du savoir et un appel à apprendre, mais dans un sens général. Dans la pratique historique, la mosquée était non seulement le lieu d’enseignement religieux, mais également de certains types d’enseignement profane. Il s’agit principalement de savoirs connexes aux études religieuses, tels que la langue, l’histoire, la littérature… La valorisation de l’enseignement religieux est le fait de pouvoirs qui y puisent leur légitimité, comme la monarchie au Maroc et en Jordanie, les pays du Golfe, le Pakistan… Au contraire, la dévalorisation de ce type d’enseignement est le fait de pouvoirs laïcs ou laïcisants, comme la Turquie, la Syrie et l’Irak d’avant 1990, la Tunisie…
Donc la question de l’enseignement religieux dispensé dans les établissements scolaires n’est pas religieuse en soi, mais plutôt politique. Le contrôle du religieux a toujours été un des soucis majeurs de tout pouvoir politique.
Propos recueillis par Mounira Elbouti
