La « Crise du Golfe », symptôme d’une « crise du monde »

« Cette crise se déroule moins à l’initiative des habitants du Proche-Orient que sur leurs territoires et en leur nom » pour François Burgat.

Pour François Burgat, islamologue et politologue français, membre de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), la crise qui secoue les pays du Golfe actuellement est la conséquence d’une crise diplomatique… internationale. Entretien.

LMA : Entre la crise entre le Qatar et ses voisins l’an dernier et la guerre au Yémen qui s’enlise, la situation dans le Golfe persique a pris un tournant dramatique. Est-ce que la région n’est pas en passe de devenir une poudrière ?

François Burgat : Cette expression de poudrière est tout sauf nouvelle. Depuis 1990, la militarisation de la « diplomatie pétrolière » des Etats-Unis, libérée de toute entrave par la disparition de l’URSS, a relancé un cycle de cette instabilité qui, dans les ruines de l’Ordre ottoman que se disputaient Britanniques et Français, avait été initiée par la création en 1948, aux forceps, de l’Etat d’Israël. La volatilité de l’ordre politique régional a ensuite été entretenue par de banales rivalités locales et internationales, qui ont notamment nourri la très longue crise libanaise. La « poudrière » est donc très ancienne. La dynamique initiée ou simplement accélérée par le printemps arabe de 2011 et l’internationalisation de la crise syrienne n’a fait que lui conférer une ampleur nouvelle.

Dans cette région du monde, depuis l’ordre relatif imposé par l’Empire ottoman, aucune des nations n’est réellement parvenue à construire un système institutionnel fonctionnel, ni, pour certaines d’entre elles, à s’accommoder avec les frontières héritées de la décolonisation. Mais ne nous y trompons pas : sans sous-estimer la responsabilité des élites locales, la « poudrière » syrienne ou proche-orientale de ce jour n’a de « syrien » ou de « proche-oriental » que le nom. Cette crise « du Proche-Orient » n’est en réalité que l’une des expressions d’une persistante « crise du monde » tout entier. Cette crise se déroule moins à l’initiative des habitants du Proche-Orient que sur leurs territoires et en leur nom. Et, plus encore, en dernière instance, à leur détriment, du fait des stratégies d’acteurs (Etats Unis, Europe, Russie, Iran notamment) partiellement ou totalement extérieurs à la région.

Lire aussi : Quelle réponse apporter à la récente attaque chimique en Syrie ?

Quel est le rôle des États-Unis et quel impact a eu l’arrivée de Donald Trump à la présidence dans la double crise qui se déroule actuellement dans le Golfe ?

Avec l’accord sur le nucléaire iranien, l’administration Obama avait fait progresser considérablement le dossier majeur de la normalisation des relations entre les Etats-Unis et l’Iran, mais l’administration Trump l’a ramené à la case départ. C’est-à-dire celle du blocage et de l’incompréhension réciproques. S’il fallait caractériser l’attitude de Trump, c’est sans doute le caractère obsessionnel de son agenda anti-iranien que je choisirais de mettre en avant, à moins qu’il ne faille plutôt parler du caractère aveuglément obsessionnel de son agenda pro-israélien.

Washington est désormais étroitement associé à tout ce qui peut affaiblir l’influence régionale de l’Iran, pays qui est considéré, après la normalisation forcée des relations israéliennes avec la plupart des Etats arabes de la région, comme l’ultime ennemi étatique d’Israël. C’est essentiellement pour cela qu’il soutient l’improbable stratégie militaire lancée au Yémen en mars 2015 par Mohamed ben Salman, le nouvel homme fort de Riyad, à la tête d’une coalition de dix pays sunnites.

Lire aussi : L’obsession iranienne de Mohamed ben Salman

Le Yémen paye le plus lourd tribut des jeux d’influence entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Une action de la communauté internationale est-elle encore crédible à ce stade ?

Pour qu’une action de la communauté internationale (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France notamment) devienne crédible, il faudrait qu’elle accepte de désavouer celui des deux belligérants – la coalition pilotée par les Saoudiens et les Emiratis – aux côtés duquel elle est pour l’heure directement engagée. Malgré certains signes de lassitude des clients/sponsors de Riyad, malgré des rumeurs de négociations omanaises entre les Houthis et les Saoudiens, il n’y a pour l’heure rien qui permette de dire que le dossier est en train d’évoluer significativement.

Lire aussi : Yémen : vers un débat sur les ventes d’armes françaises ?

Depuis un an, le Qatar est confronté à une crise diplomatique dure avec ses voisins. Comment l’expliquer ? Une sortie de crise est-elle possible selon-vous ?

La rivalité saoudo-qatarie est ancienne. Ses racines les plus profondes sont initialement d’ordre banalement familial et tribal. Ensuite, l’Arabie saoudite n’a jamais accepté la réussite du petit Emirat, sur le terrain de la communication régionale à la fois politique et religieuse. La réussite exceptionnelle de sa chaîne Al-Jazira et l’audience quasi planétaire de son prédicateur Youssef al-Qaradhawi dans le monde sunnite, lui ont permis en effet de se hisser au rang des grandes puissances régionales et même mondiales, mettant ainsi à mal le leadership des gardiens saoudiens « des deux lieux saints de l’Islam ».

La crise s’est considérablement exacerbée dans le contexte du printemps arabe, dès lors que le Qatar qui, à la différence de l’Arabie saoudite, n’a qu’une opposition intérieure très marginale, a fait le pari de se ranger dans ce camp des révolutionnaires, dont le centre de gravité se situe, dans la région, dans la mouvance du courant des Frères Musulmans, que l’Arabie redoute tout particulièrement pour son ancrage populaire bien plus que pour son idéologie. Cette différence de stratégie s’est explicitée dans les épisodes tunisien, égyptien et libyen, où Ryad et Doha ont clairement soutenu des camps opposés. Mais elle n’a pas immédiatement éclaté au grand jour au Proche-Orient : la ligne anti-révolutionnaire et anti-démocratique qui est au cœur de l’agenda saoudien a été mise entre parenthèses en Syrie et au Yémen pour faire une concession aux exigences de la rivalité avec l’Iran.

Le royaume n’a donc pas hésité, dans ces deux cas, à soutenir le camp des protestataires, pour une raison très simple qui était qu’ils avaient à ses yeux le mérite essentiel de s’en prendre à des régimes perçus comme « chiites » et donc potentiellement alliés de Téhéran.

Aujourd’hui, près de deux ans après sa mise en oeuvre en juin 2017 (par Riyad mais également Abou Dabi, Manama et Le Caire), la tentative d’isolement du Qatar apparaît comme largement contre-productive : la Turquie et l’Iran, s’étant immédiatement rangés aux côtés de l’Emirat, ont vite mis un terme à l’option militaire un temps caressée par l’Arabie saoudite. L’embargo imposé par Riyad a paradoxalement cassé le « front sunnite » que Riyad espérait constituer, puisque deux acteurs sunnites majeurs (le Qatar et la Turquie), opposés dans le cadre de la crise syrienne, se sont de facto rapprochés de l’Iran honni. La défection du Qatar, ainsi exclu de la coalition combattant les Houthis au Yémen, a de surcroît participé à l’affaiblissement de l’aventureuse stratégie saoudienne dans ce pays.

Lire aussi : L’ONU va renforcer ses contrôles de navires humanitaires à destination du Yémen

Vous déclariez récemment à Libération qu’il ne s’agit pas de « combattre les terroristes mais d’arrêter de les fabriquer ». Le financement du terrorisme a justement été au coeur de la Crise du Golfe. Est-il vrai que les pays du Golfe produisent encore des terroristes, ou s’agit-il d’une vision éculée ?

L’idée que ce sont « les pays du Moyen-Orient [qui] produisent des terroristes » est à mon sens particulièrement réductrice. A mes yeux, la « production de terroristes » exige impérativement en effet de très solides coopérations… internationales. Je préférerais dire pour ma part que, de manière conjoncturelle, le Proche-Orient est l’un des territoires de la planète où les dysfonctionnements grossiers des mécanismes locaux, régionaux et mondiaux de la représentation politique et de la distribution des ressources concourent pour produire indiscutablement l’un des plus forts taux d’extrémisme politique.

Face à ce défi, la principale faiblesse de la réponse des Occidentaux reste la même : ceux qui, croyant à tort se prémunir de l’exportation du conflit, ont indéfiniment prorogé le « permis de tuer » accordé à Assad, ou contribué activement à mettre fin à la transition démocratique égyptienne, etc., demeurent figés dans une sorte d’incapacité structurelle à penser lucidement la part de responsabilité, pourtant évidente, qui leur incombe dans la croissance exponentielle de ce phénomène qu’ils combattent depuis plusieurs décennies avec une rare inefficacité.

Notre culture médiatique et politique demeure focalisée sur le « comment » du terrorisme (filières, recrutement, technologie, lexique, etc…). Mais dès lors que la réponse risque de nous mettre face à nos évidentes responsabilités, elle demeure à peu près parfaitement imperméable à cette question centrale qu’est celle du « pourquoi ». L’archétype de cette contre-performance analytique des Occidentaux se lit très lumineusement dans la structure de la vieille propagande israélienne : « Ils nous résistent », nous susurrent les Israéliens, « non pas parce que nous les occupons mais parce que… ce sont des fondamentalistes musulmans ».

Lire aussi : La doctrine politique d’Emmanuel Macron à l’assaut du Moyen-Orient

Pouvez-vous préciser ?

Avec le même aveuglement que les Israéliens, nous « sur-idéologisons » ce que nous voulons… dépolitiser. Dans l’accumulation des contentieux qui ont nourri, en France, les expressions récentes de la fracture djihadiste, pour ne mentionner que le plus évident – il faut rappeler sans se lasser que, à partir de septembre 2014, la France a déversé des tonnes de bombes sur l’Irak et sur la Syrie. La classe politique française tout entière n’a jamais voulu considérer que l’époque, pas si lointaine, où il était possible d’user de cette « diplomatie des canonnières » sans faire courir à ses compatriotes le risque de représailles était bel et bien révolue. Elle a bel et bien pris l’initiative de bombarder l’organisation l’Etat islamique (EI). Et elle a alors été ciblée… en retour.

Ce volet très banalement réactif des motivations des attaquants a été très clairement mentionné dans leurs communiqués de revendications, notamment par les auteurs de l’attaque contre le Bataclan. En réponse à ces représailles, la France a néanmoins décidé de leur lancer… davantage de bombes. Et elle croit pouvoir se targuer de la victoire de cette stratégie de la force aveugle qui a permis – pour un temps – de réduire la superficie militaire de Daesh [acronyme arabe de l’EI, ndlr]. Voilà bien l’une des très indicibles explications de l’émergence récente de la France comme « cible » récente « du terrorisme ». En attendant les occurrences suivantes, auxquelles, tôt ou tard, notre aveuglement politique nous destine, inéluctablement.

Partages