« C’est bien avant tout une crise de l’exemplarité et de la représentativité dont il s’agit ici », estime Rorik Dupuis Valder.
La crise libanaise aura mis une nouvelle fois à nu, s’il le fallait encore, les mécaniques dévastatrices de la corruption d’État, que les médias occidentaux qualifient souvent d’« endémique » dans les pays du monde arabe. La réalité est plus subtile et complexe que cela, si toutefois l’on trouve le courage d’éviter les facilités du fatalisme. L’on pourrait en effet, outre les particularismes culturels et confessionnels, expliquer en partie cette tendance régionale par une crise éthique plus profonde au sein même d’une élite dirigeante en quête d’identité.
Ainsi, il convient de distinguer, parmi cette élite disposant du pouvoir de décision et de production, deux tendances opposées d’un point de vue social et avant tout moral. Il ne s’agit pas ici de discriminer ou catégoriser grossièrement, en un discours binaire et péremptoire, certains groupes socio-professionnels mais de proposer une vision d’ensemble basée sur l’observation, l’analyse et dans une certaine mesure l’histoire.
Cynisme ultralibéral
Si l’on considère le peuple comme étant formé des couches laborieuses (ouvriers, agriculteurs, éleveurs, employés et personnes de services informels) et des classes moyennes (fonctionnaires, commerçants, artisans, professions libérales et petits entrepreneurs), l’on pourrait partager la classe supérieure en deux familles bourgeoises dont la rivalité latente, qui tient en fait de la notion fondamentale de mérite comme de la légitimité même d’exercer l’autorité par une certaine « noblesse » — d’œuvre et d’esprit — acquise, serait à l’origine des tensions et dysfonctionnements observables dans la gestion du pays.
La première de ces familles est celle de la bourgeoisie traditionnelle, qu’on appellera ici « bourgeoisie active », celle-ci participant, historiquement, à une certaine vision collective et nationale par l’économie réelle et productive, et dont les activités profitent directement aux populations (administration publique, commerce et industrie locaux, entrepreneuriat agroalimentaire, construction, médecine…), par le service ou l’emploi.
En phase de déclassement car en proie au cynisme ultralibéral de rigueur, celle-ci souffre de plus en plus de discriminations salariales vis-à-vis d’une bourgeoisie émergente privilégiant elle un rendement tribal (dont les membres les plus visibles sont communément désignés comme « nouveaux riches ») et s’étant hissée au sommet de l’échelle sociale grâce aux logiques de l’économie de rente d’une part, ou avec l’apparition par la mondialisation sauvage et la digitalisation généralisée d’autre part, de professions du secteur tertiaire liées aux communications, à la surconsommation, ainsi qu’à la spéculation bancaire, financière ou immobilière.
Si ces pratiques « de bureau » sont relativement nouvelles, elles trouvent non seulement au Moyen-Orient leur origine dans l’exploitation des ressources minérales — pétrolières et gazières entre autres — et leur gestion sur les marchés financiers, mais aussi et surtout dans l’acceptation culturelle, et conflictuelle, du principe même d’usure. En effet, d’un point de vue éthique, l’on sait que les religions musulmane et chrétienne condamnent la pratique usurière et le prêt à intérêt ; or ces nouveaux métiers de calcul — improductifs car ne répondant pas aux besoins directs de la population nationale — nés du système capitaliste, reposent justement sur les mécanismes du profit systématique et de la spéculation abusive. Ou, plus trivialement, sur ce que certains nommeraient l’« appât du gain »…
C’est ainsi qu’est née en Égypte au début des années 1960 la finance islamique, avec la création des premières institutions bancaires appliquant les préceptes de la charia, cette dernière interdisant le prêt à intérêt et les transactions spéculatives. Même si certains économistes et religieux y voient là une proposition illusoire ne faisant qu’habiller différemment le système incontournable de crédit, au moins la finance islamique constitue-t-elle une alternative d’équité et de probité forte dans ce milieu de prédateurs sans vergogne, excluant notamment toutes formes d’investissements liés à l’industrie de l’armement ou aux secteurs considérés comme relevant de la débauche — alcool, tabac, pornographie, jeux de hasard… —, privilégiant les projets à vocation sociale.
Privilège de l’excès
Il y aurait donc là, en quelque sorte, une lutte des classes interne, déontologique ou quasi théologique, au sein même de l’élite aux commandes. D’un point de vue sociologique, cette dissension est visible également par les choix éducatifs et habitudes comportementales de ces deux types de citadins. Si la bourgeoisie active accorde une place déterminante à l’éducation, la culture et l’instruction de ses enfants, par le respect de l’autorité, le sens de l’effort, le mérite et l’esprit critique, la bourgeoisie passive, quant à elle, semble souffrir d’une certaine disposition à la gâterie, l’oisiveté, au tribalisme aveugle et plus généralement à une forme de « revanche sociale » aux accents belliqueux.
Alors que la bourgeoisie active se distingue traditionnellement, en son mode de vie, par la sobriété conservatrice ou la solidarité culturelle à l’égard des moins favorisés, la bourgeoisie passive voit au contraire en la réputation immédiate et la possession matérielle des gages indispensables — quitte à manifester le mépris et la provocation d’usage vis-à-vis du peuple laborieux — de la réussite sociale et personnelle. Cette dérive morale de la société consumériste étant finalement assez similaire à la crise du pouvoir que connaît l’Europe occidentale, de façon plus marquée ou plus apparente.
Quand les parents de la première parlent, en un arabe distingué et avec une certaine nostalgie, de la littérature, de la musique et du cinéma égyptiens — qui ont fait le raffinement et la belle époque de la culture moyen-orientale —, les enfants de la seconde jurent systématiquement par les derniers blockbusters hollywoodiens, ne maîtrisant complètement ni la langue du pays ni la langue du colon qu’ils étudient dans des lycées internationaux aux frais de scolarité démesurés…
Physiologiquement même, si les uns affichent une certaine tenue — ou retenue — autant qu’une discipline alimentaire et sportive, les autres semblent revendiquer leur laisser-aller et leur tendance dominante à la surcharge pondérale par la nécessité d’extérioriser un « confort » de vie potentiellement enviable… ; la désinvolture mimétique de ces derniers se nourrissant volontiers des fantasmes d’un Occident « opulent », par le luxe de l’internationalisme voire le privilège de l’excès…
En somme, c’est bien avant tout une crise de l’exemplarité et de la représentativité dont il s’agit ici. Il est évident que les gens ne pourront considérer longtemps comme légitimement dominante cette caste de parvenus improductifs et décadents à la manœuvre, qui en plus de menacer de les faucher de leurs berlines rutilantes achetées à crédit, ne manquent jamais d’étaler avec l’indécence de mise, à côté de leur ignorance tout à fait réparable, leur fortune acquise par filouterie ou sujétion…
Il ne restera donc plus qu’au peuple raisonnable de faire preuve du discernement nécessaire pour confier à nouveau, démocratiquement et en toute transparence, les rênes du pouvoir aux plus méritants… Pas certain, cependant, que l’on puisse compter sur les médias officiels sponsorisés, et encore moins sur les saboteurs sociaux d’Instagram ou de Netflix, pour désacraliser enfin, auprès des jeunes générations, le pouvoir de l’argent, et faire unanimement admettre que seul le travail rend libre…

Reporter photographe indépendant et enseignant basé au Maroc, Rorik Dupuis Valder a notamment exercé en Égypte auprès des enfants des rues, s’intéressant particulièrement aux questions liées à l’éducation, la protection de l’enfance et aux nouvelles formes de colonialisme.