De l’EAU dans le gaz en Somalie

Les Emirats arabes unis sont soupçonnés par l’ONU de chercher à déstabiliser le pays de la Corne de l’Afrique.

Mais à quoi était destiné tout cet argent ? Le week-end dernier, la sécurité de l’aéroport de Mogadiscio, la capitale de la Somalie, a prélevé environ 10 millions de dollars en espèces, tout droit sortis d’un avion en provenance des Emirats arabes unis (EAU). D’après le ministère somalien de l’Intérieur, l’argent se trouvait dans trois sacs « banalisés », et l’avion appartenait à la Royal Jet, une compagnie aérienne émiratie, destinée au marché du luxe entre les EAU et l’Europe notamment. Il n’en fallait pas plus pour attiser les rumeurs, d’un côté, et les humeurs, de l’autre.

« Ingratitude et mal »

Le ministre des Affaires étrangères émirati, Anwar Gargash, a ainsi déclaré que la Somalie avait créé des tensions injustifiées, après la saisie d’un « avion civil » et de l’argent à son bord. « Le gouvernement somalien actuel a, par le biais de plusieurs violations d’arrangements et d’accords antérieurs avec les Émirats arabes unis, créé des tensions inutiles avec un ami et un allié qui soutenait la sécurité et la stabilité de la Somalie dans les moments les plus sombres », a tweeté M. Gargash mardi soir.

Une déclaration suivie par le ministre des Affaires étrangères du Bahreïn, qui a également commenté l’incident et critiqué le comportement du gouvernement somalien. « Les EAU ont organisé plusieurs conférences pour soutenir la Somalie, en présence du président somalien. Elle s’est tenue aux côtés de la Somalie contre les pirates et a fourni de l’argent, des armes et des médicaments. La Somalie n’a répondu qu’avec ingratitude et mal », a-t-il déclaré sur Twitter.

Base militaire

De son côté, Mogadiscio a tempéré ses propos. Dimanche 8 avril, le ministère somalien de l’Intérieur a déclaré, dans un communiqué de presse, que « les agences de sécurité étudient actuellement d’où viennent les fonds, où vont-ils, les personnes impliquées et la raison de l’apport de cet argent dans le pays. » La crainte des autorités somaliennes ? Que l’argent soit en réalité destiné à la République du Somaliland, région au nord du pays dont l’indépendance (depuis 1991) n’est pas reconnue par la communauté internationale – bien que des délégations étrangères s’y rendent.

L’an dernier, l’entité avait signé un contrat d’une valeur de 442 millions de dollars avec les EAU, portant sur le développement du port de Berbera, l’un des plus importants, en matière de commerce, de la « République ». Et, surtout, sur la construction d’une base militaire dans la ville portuaire. Pour nombre d’observateurs, cette installation, à la fois aérienne et navale, servirait à Abou Dabi de base stratégique dans la guerre au Yémen – où les EAU interviennent dans le sud -, alors que l’Erythrée accueille déjà des forces émiraties sur son sol.

« Corridor de Berbera »

D’après le bail de 25 ans signé par les deux parties, la base doit devenir la propriété du Somaliland en 2042. A charge pour les EAU d’en faire bon usage d’ici là. En contrepartie, ils se sont donc engagés « à agrandir le port de Berbera à l’horizon 2019 et à le gérer pendant 30 ans » renseignait RFI l’an dernier. « Ce port de commerce, l’un des rares en eau profonde de la Corne de l’Afrique, devrait renforcer le rôle économique de Berbera. » Au détriment de Djibouti, mais également – et surtout – de Mogadiscio. Qui n’a pas que des soutiens dans l’affaire.

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En 2014, l’Ethiopie, qui avait besoin d’un autre accès à la mer que celui offert par le port djiboutien – afin de servir son commerce extérieur -, a signé avec le Somaliland un accord de développement du « corridor de Berbera ». L’idée ? Rénover la route entre Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, et la ville portuaire ; construire, éventuellement, une voie ferrée ; abaisser, en tout cas, les barrières douanières. Alors que le projet s’était légèrement essoufflé, l’excellente santé économique de l’Ethiopie l’a incitée à remettre l’idée d’un « corridor » sur la table. Résultat : en 2016, Addis-Abeba a signé avec le Somaliland un accord d’utilisation du port.

« Embargo sur les armes »

Inutile de préciser que l’Ethiopie voit donc d’un mauvais œil Mogadiscio tenter de mettre des bâtons dans les roues de la jeune République indépendante – et dans son économie. Surtout que celle-ci jouit d’une stabilité politique que ne peut se targuer d’avoir la Somalie, Etat au bord de la faillite, à cause, notamment, de la guerre que mènent les djihadistes du groupe islamiste des Shebab depuis une dizaine d’années. Les Nations unies (ONU) ont d’ailleurs crée une Mission d’assistance en Somalie (MANUSOM) en 2013, afin de pacifier le pays en y organisant des élections.

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En janvier dernier, la MANUSOM appelait justement le Conseil de sécurité de l’ONU à tenir réunion en urgence, afin d’examiner d’éventuelles ingérences de la part des EAU dans les affaires intérieures somaliennes. Et le 28 mars dernier, celui-ci précisait, dans un communiqué où il annonçait la prolongation, pour un an, de la mission de la MANUSOM, que le « parlement somalien avait rejeté à l’unanimité l’accord conclu entre les EAU et le Somaliland pour établir une base militaire à Berbera, sans le consentement du gouvernement fédéral. »

D’après le représentant permanent de la Somalie, Abukar Dahir Osman, les « décisions non constitutionnelles prises par l’Autorité régionale du nord-ouest [Somaliland, ndlr] » risquent effectivement « de mettre à mal l’unité, la souveraineté et l’intégrité territoriale » du pays, rapporte le communiqué. Qui, citant le diplomate somalien, poursuit : « L’établissement d’une base militaire étrangère à Berbera, impliquant le transfert de matériaux militaires, représenterait une violation de l’embargo sur les armes imposé à la Somalie. »

Cas d’eau empoisonné 

M. Osman d’appeler, ensuite, « le Conseil de sécurité à prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme [aux] violations flagrantes du droit international commises par les EAU. » Qui accusent eux-mêmes la Somalie d’avoir enfreint certaines normes ; le ministère émirati des Affaires étrangères a ainsi estimé que la saisie des 10 millions de dollars, il y a quelques jours, était illégale, car violant les normes diplomatiques entre les deux pays. Et le protocole d’accord signé par eux en 2014, prévoyant l’amélioration de leur coopération militaire.

D’ailleurs, la manne financière en question, selon les EAU, devait être allouée à l’armée somalienne, sur la base de cette « entente ». Une explication peu convaincante pour Mogadiscio, qui vient de déposer plainte devant la Ligue arabe contre Abou Dabi. Quant au Somaliland, il n’abandonnera ni l’activité portuaire de Berbera – dont le « gouvernement » tire 80 % de son budget annuel -, ni les partenariats régionaux qu’il a signés, avec l’Ethiopie ou les EAU. Son accès à la mer étant, aujourd’hui, son seul moyen d’exister à l’international. Inextricable dossier, donc ; mais les cas d’eau sont souvent empoisonnés.

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