Les Occidentaux ont besoin de savoir avec qui ils traitent lorsqu’ils parlent à Mohamed ben Salman. Un prince héritier ? Un meurtrier ?
C’est de bonne guerre. A la veille du centenaire de l’armistice de la Grande Guerre organisé à Paris, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, invité par Emmanuel Macron, a remis l’affaire Khashoggi sur le devant de la scène. Samedi dernier, l’homme fort d’Ankara a confirmé que ses équipes disposaient bien d’enregistrements audio du meurtre de Jamal Khashoggi, perpétré le 2 octobre dernier au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Depuis un peu plus d’un mois, maintenant, l’existence de telles pièces à conviction était régulièrement évoquée par le chef de l’Etat turc. Qui, pour mémoire, surfe sur l’ « assassinat politique » du journaliste saoudien, commandité par les « plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » – selon ses termes -, pour retrouver une aura au sein du Moyen-Orient et du monde sunnite.
« Un élément de légitimité »
« Nous avons donné les enregistrements, nous les avons donnés à l’Arabie saoudite, nous les avons donnés à Washington, aux Allemands, aux Français, aux Anglais », a ainsi déclaré M. Erdogan, qui a toujours refusé de livrer le moindre nom en public. A l’exception de celui du roi Salman, le monarque saoudien, dont il affirmait ne pas douter « de la sincérité ». Quant à son fils, le prince héritier Mohamed ben Salman (dit MBS), de plus en plus inquiété dans l’affaire, pas la moindre mention. Mais le meurtre porte à n’en pas douter la griffe du jeune leader, ultime décisionnaire dans un grand nombre de dossiers (sociétaux, économiques, géopolitiques…) brûlants en Arabie saoudite, réputé pour son impulsivité et, parfois, son amateurisme. C’est d’ailleurs lui, implicitement, que M. Erdogan vise très clairement.
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Tant qu’une enquête impartiale et indépendante n’a pas abouti, cependant, impossible d’incriminer quiconque avec certitude. D’où l’importance, selon plusieurs représentants des Nations unies (ONU), d’une investigation internationale, alors que les enquêtes saoudienne et turque pêchent nécessairement par manque d’objectivité. « Une enquête internationale apporterait un élément de légitimité et de validation », affirmait le 25 octobre, déjà, Agnès Callamard, la rapporteure spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires. L’Arabie saoudite et la Turquie étant « deux Etats qui font partie d’un ensemble géostratégique [où] des jeux diplomatiques […] ont lieu », selon elle, ce qui rend d’autant plus nécessaire et impérieux la tenue d’investigations de la part de la communauté internationale.
Liberté d’expression
Emmanuel Macron et Donald Trump sont d’ailleurs tombés d’accord sur le sujet, samedi dernier, et ont réclamé que Riyad fournisse des « éclaircissements complets ». Mais il y a fort à parier que les autorités saoudiennes, qui se mettent en ordre de bataille, actuellement, pour redorer l’image du régime, continuent (dans un premier temps ?) de soutenir leur prince héritier, si celui-ci est impliqué dans l’assassinat de Jamal Khashoggi. Raison pour laquelle l’ONU doit mener sa propre enquête. Et rapidement. La région du Moyen-Orient, « première poudrière du monde », principale victime du terrorisme et soumise à des luttes de suprématie diverses (entre chiites et sunnites par exemple), ne peut se permettre de rester dans le flou. Qui sait jusqu’où peut aller le président turc, manifestement décidé à jouer son va-tout dans l’affaire ?
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Quant à MBS, déjà très critiqué en Occident pour son autoritarisme, malgré les avancées sociétales qu’il a permises dans le royaume, il a tout intérêt à ce qu’une enquête internationale supplante les investigations en cours. Question de légitimité. Comment, en effet, continuer de traiter avec un leader, quel qu’il ou elle soit, si planent au-dessus de sa tête des soupçons de meurtre ? La chose est difficilement acceptable. Et il y a une limite aux impératifs économiques, qui ne peuvent absolument pas tout justifier. Pour mémoire, les Occidentaux ont déjà (lâchement) fermé les yeux sur la guerre au Yémen, menée depuis mars 2015 par le régime saoudien. Vont-ils à présent s’asseoir sur la liberté d’expression, que représentait Jamal Khashoggi ? Des investigations internationales les aideraient au moins à y voir un peu plus clair.
