Le Maroc engagé dans la protection de l’enfance

« Le Maroc doit maintenir son effort de purification et aborder ce vaste chantier de protection de l’enfance ».

Voilà quelques semaines, suite à la médiatisation de diverses affaires d’infanticides et de sévices sexuels sur mineurs, que de nombreux citoyens, au Maroc, se mobilisent sur la Toile, pour exprimer leur émotion et leur colère face à l’indicible, à l’impensable.

Le 11 septembre dernier, le cadavre du petit Adnane Bouchouf, 11 ans, violé et assassiné par un voisin dans un quartier résidentiel de Tanger, était déterré à proximité du domicile familial.

Le 26 septembre, c’était le corps démembré d’une fillette de 5 ans, Naïma Arouhi, portée disparue depuis la mi-août, qui était retrouvé à Zagora, dans le Sud marocain.

Le 18 septembre, un homme originaire de Larache, coupable de nombreux abus sexuels sur mineurs et de trafic de pédopornographie, était déféré devant le procureur général près la Cour d’appel de Tanger.

Le lendemain, samedi 19 septembre, un maître d’école coranique de l’arrière-pays tangérois comparaissait à son tour devant le tribunal, à la suite de plaintes d’élèves qu’il abusait et maltraitait depuis une dizaine d’années.

Mardi 29 septembre, pour la première fois depuis 27 ans, la justice marocaine prononçait la peine de mort à l’encontre d’un couple accusé d’homicide volontaire et de mutilation sur le petit Mohamed Ali, alors âgé de 7 ans, dont on avait retrouvé les restes dans une décharge de Larache en novembre 2019.

Associations à l’avant-garde

Dans ce contexte de vaste purge contre la pédocriminalité menée publiquement depuis l’éclatement de l’affaire du jeune Adnane, plusieurs cas de détournements de mineurs à travers le Royaume sont régulièrement rapportés par la presse, incluant notamment des pratiques de cyber-harcèlement, qui se sont multipliées avec la popularité des réseaux sociaux et les mesures de confinement liées à l’épidémie de Covid-19.

C’est d’abord l’engagement des forces de la Direction Générale de la Sûreté Nationale et de la Gendarmerie Royale qu’il faut saluer ici, mais aussi la mobilisation des associations à l’avant-garde de la protection de l’enfance au Maroc, qui n’ont cessé de militer pour la conduite d’une véritable politique publique dans le domaine, aux côtés des sociétés savantes qui s’adressent au chef du gouvernement Saad Eddine El Otmani en vue de « faire de la lutte contre les violences à l’encontre des enfants une priorité nationale ».

L’ONG « Touche pas à mon enfant », forte de son expérience et porteuse de divers projets socio-éducatifs sous la direction de Najat Anwar, ainsi que l’Association Marocaine des Droits Humains présidée par Aziz Ghali, entre autres, auront d’emblée rappelé la nécessité première, au-delà des débats idéologiques sur la peine capitale agitant l’opinion publique, de mesures étatiques fermes et durables, aussi bien préventives que juridiques, pour combattre cette pédocriminalité protéiforme — de la prédation isolée à l’exploitation sexuelle organisée — qui gangrène le Royaume.

Car c’est un peu faire ici le procès d’une société tout entière, tant le phénomène semblait jusque-là couvert par une omerta généralisée, la crainte du tabou n’ayant fait qu’entretenir toujours plus la souffrance des victimes, l’impunité des criminels autant que le malaise institutionnel.

Les professionnels de la santé et acteurs associatifs s’accordent en effet sur l’urgence de la situation et craignent, malgré la pression populaire, une certaine inertie gouvernementale qui serait le résultat d’un manque de coordination entre les différents ministères et services existants.

Si le dernier rapport du ministère public fait état de près de 3 000 cas par an d’agressions sexuelles sur mineurs au Maroc, il est évident que les chiffres officiels — comme partout dans le monde — ne rendent compte en rien de la réalité des faits, la grande majorité des victimes se murant dans le silence ou n’osant porter plainte, par honte, désespoir ou pression familiale.

En compensation des annonces encore timides du gouvernement sur le sujet, l’Observatoire National des Droits de l’Enfant, présidé par la princesse Lalla Meryem, affirmait début octobre, par la voix de sa directrice exécutive Lamia Bazir, sa volonté de redoubler d’efforts et de moyens dans la prévention et la prise en charge thérapeutique, en sollicitant notamment les acteurs de la société civile, dont quelques associations partenaires.

Changement radical

Car c’est un changement radical, en profondeur, tout à la fois par la politique d’action sociale du gouvernement et l’intransigeance de l’appareil judiciaire qu’attendent désormais les citoyens marocains pour la jeunesse la plus vulnérable du pays. Pour agir efficacement et durablement, il faut en effet considérer le phénomène en une vision sociétale élargie, qui articulerait arsenal législatif, politique familiale et système éducatif.

En prévention du décrochage scolaire — premier facteur d’exclusion —, le ministère de l’Éducation lançait en 2014 le programme de « l’École de la deuxième chance », permettant, par l’accès à des centres de formation spécialisés, une mise à niveau pédagogique ainsi que la qualification et l’insertion professionnelles pour les adolescents en rupture.

De son côté, l’association « Touche pas à mon enfant » — en écho aux directives royales adressées à l’occasion du Sommet Africités 2018 « pour des villes africaines sans enfants des rues » — mène depuis plus de deux ans dans la province de Taroudant son projet pilote d’Unité sociale de proximité, cellule expérimentale d’accompagnement local, de suivi médico-éducatif et de coordination administrative baptisée Hna Maak, qui a montré jusque-là toute son utilité et son efficacité auprès des familles les plus démunies et fragilisées ; l’ONG restant cependant dans l’attente d’une généralisation de ce dispositif sur tout le territoire national.

Ce service public, que l’association entend décliner dans certaines zones rurales isolées ou parmi les populations urbaines les plus à risques, en Unités mobiles — composées d’agents spécialisés et d’éducateurs de rue lorsque cela est nécessaire —, peut également s’avérer déterminant, dès le plus jeune âge, dans la prévention de toute forme d’exclusion, de violence ou de radicalisation.

Saisissant l’importance d’un discours pédagogique sur le sujet, les médias officiels ont initié ces derniers jours une campagne de communication pour sensibiliser la population au fléau de la pédocriminalité, qui trop souvent s’entretient dans le silence et l’aveuglement du cercle familial : les études scientifiques montrent en effet que dans la majeure partie des cas les comportements déviants et les dérives criminelles, les conduites à risques et addictives (toxicomanie, prostitution…), ont pour origine psychotraumatique l’emprise incestueuse d’un parent ou une agression antérieure survenue dans la petite enfance.

Il s’agit donc de briser ce cercle vicieux, d’abord par la communication, puis par l’accompagnement thérapeutique. Prévention et éducation ne doivent plus rester à l’état de concepts : ce sont des engagements collectifs et individuels de chaque instant qui empêchent le pire de se produire.

Rappelons que le Maroc a adhéré en 1993 à la Convention relative aux droits de l’enfant et ratifié, en 2013, la Convention de Lanzarote, traité européen sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, censé garantir entre les États signataires l’harmonisation des textes de loi, l’application des peines et une politique publique efficiente d’assistance aux victimes.

Les associations plaident en ce sens pour la systématisation et l’égalité des jugements, sans discrimination basée sur l’origine sociale ou la nationalité des mis en cause et/ou des victimes, entre lesquels l’arrangement financier a souvent été la règle, comme si l’argent suffisait à réparer les corps et les âmes dévastés, dans une société où la culture de l’informel, des apparences et du non-dit permet trop facilement les drames que l’on connaît.

Mesures simples et concrètes

S’il est indéniable que le Royaume a considérablement œuvré ces deux dernières décennies en faveur des droits de l’Homme, il devient essentiel, pour l’intérêt général, d’engager une politique sûre et ambitieuse de protection de l’enfance. Car au-delà d’un certain retard institutionnel en la matière — de la vétusté des centres d’accueil spécialisés, de la précarité ou du manque de formation des travailleurs sociaux comme du défaut de rigueur et de contrôle des diverses structures d’aide sociale à l’enfance —, c’est avant tout une responsabilité collective et citoyenne dont il s’agit là.

Le scandale provoqué par l’affaire du jeune Adnane ou de la petite Naïma ne doit cependant en aucun cas servir de contre-feu médiatique à la réalité souterraine des réseaux de pédocriminalité organisée, aux ramifications souvent internationales, qui ne cessent d’être alimentés par les divers rabatteurs, passeurs et ravisseurs missionnés sur le territoire marocain, et dont les commanditaires agissent impunément depuis l’étranger.

Parmi les mesures simples et concrètes à mettre dès à présent en œuvre, Najat Anwar plaide notamment pour l’application et la généralisation du dispositif « Alerte-Enlèvement », sur le modèle du système « AMBER Alert » en Amérique du Nord, en cas de rapt avéré ou de disparition inquiétante de mineur, le phénomène, difficile à chiffrer, ayant connu une hausse alarmante ces derniers temps, particulièrement dans les milieux ruraux isolés ; les familles pouvant au mieux compter, la plupart du temps, sur la diffusion de portraits de leur enfant via les réseaux sociaux.

Voilà de trop nombreuses années que les associations comme « Touche pas à mon enfant » combattent en première ligne, avec leurs modestes moyens, un « tourisme sexuel » dévastateur, longtemps vanté par une littérature scélérate, qui trahit et corrompt toujours plus une certaine jeunesse en errance et en détresse, gangrenant les grandes villes du Royaume, où l’argent agit comme un poison sacré qui suffirait à rémunérer la souffrance des uns et acheter le silence des autres.

Alors que le ministre de l’Intérieur marocain Abdelouafi Laftit devrait s’entretenir avec son homologue français Gérald Darmanin le 15 octobre prochain à Rabat, sur le sort des milliers de mineurs isolés du Maghreb entrés clandestinement en Europe, il est temps de proposer des alternatives d’accueil, d’accompagnement et de formation viables pour cette jeunesse désorientée, trahie par la négligence parentale ou le système scolaire autant que par la fable sociale et numérique de l’« eldorado européen ».

C’est précisément cette jeunesse abandonnée, défaitiste ou sans réelles perspectives, qu’il appartient à tous les adultes responsables de remobiliser, sans polémique ni jugement idéologique, au service de l’intérêt général — culturel, économique et social — du Maroc, et notamment par la revalorisation des métiers de l’agriculture (ce que prévoit la nouvelle stratégie décennale succédant au Plan Maroc Vert initié par le Roi Mohammed VI), de l’artisanat, de la construction ou de la fonction publique.

Le démantèlement, en juin 2018, avec le concours d’Europol, d’une filière d’exploitation d’une centaine de mineurs marocains candidats au grand départ, victimes du mirage d’outre-Méditerranée, séquestrés et réduits à l’état d’esclaves sur le territoire espagnol, ou encore la prostitution forcée de ces enfants migrants par des réseaux de passeurs à la frontière franco-italienne, montre à quel point l’action humanitaire de terrain est indispensable au quotidien, malgré ses limites matérielles et juridiques, pour épargner les plus vulnérables des violences du chaos migratoire.

Il est en effet essentiel de garder à l’esprit que la question de l’immigration irrégulière entre l’Afrique et l’Europe relève, avant de choix politiques, d’une priorité de santé publique. D’autant que bon nombre de ces mineurs non accompagnés, s’ils ne sont pas correctement pris en charge à temps, connaîtront l’emprise des mafias de la drogue et de la prostitution.

Espagne, Pays-Bas, France, Allemagne, Belgique, Angleterre, République tchèque, Suisse ou Italie : l’étendue de ces réseaux particulièrement bien hiérarchisés, même s’ils sont relativement mouvants, tient autant au manque de coordination policière internationale qu’à la complicité intéressée ou obédientielle — parfois en un imparable chantage à l’image ou au témoignage — de certains membres influents des institutions judiciaires. Ce qui rend, évidemment, le combat bien plus délicat qu’on ne pourrait le penser.

Lancé dans cette dynamique de transparence et d’innovation sociale, le Maroc doit à présent maintenir son effort de purification tous azimuts, et aborder pleinement, avec endurance et stratégie, ce vaste chantier de protection de l’enfance, car il en va directement de la santé et de l’intégrité de la nation. Quitte à faire sauter parfois certains verrous culturels, de la diplomatie souterraine ou d’éventuels partenaires communautaires et financiers susceptibles de compromettre la souveraineté des institutions.

Puisque l’on connaît désormais les faits d’armes antiterroristes ou antigang d’Abdellatif Hammouchi, « l’homme le mieux renseigné du Royaume », à la tête des services de police marocains, l’on devrait pouvoir compter sur le sursaut des autorités publiques pour combler et prévenir le plus rigoureusement qui soit, en collaboration avec tous les acteurs volontaires, compétents et exigeants de la société civile, les manquements en matière de lutte contre la pédocriminalité. Parce que la sécurité physique, morale et affective des enfants ne se négocie pas.

 

Crédits photo : au Maroc en septembre 2017. Fadel Senna/AFP

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