Pourquoi est-il si compliqué de critiquer « nos chers amis émiratis » en France ? 

« L’ambition des EAU ne semble plus avoir de limite, entre influence en France, en Europe et aux Etats-Unis », pointe du doigt le politologue.

L’article récent paru dans Médiapart et apportant nombre de preuves de l’ingérence permanente des Emirats arabes unis dans la vie publique française est en réalité un secret de polichinelle [1]. Selon le journal d’investigation, c’est une « fuite de données » qui a révélé l’ingérence des EAU en France et montré la toile d’influence en France d’Abou Dhabi, via des société écrans, des pseudo centres de recherches, des experts à tout faire, d’anciens conseillers politiques et des journalistes.

Depuis des mois, le Qatar est vivement critiqué, de la Coupe du Monde de football jusqu’au scandale de corruption européenne qui concerne nombre de pays qui auraient arrosé plusieurs députés européens. Mais jusque-là, la confédération émiratie, qui s’était fait très discrète — à raison ? –, n’avait pas été l’objet de critiques, d’attaques et de révélation sur son agenda politique en France.  Il y a pourtant à redire.

Une relation économique et militaire sulfureuse

Il est vrai que Mohammed Ben Zayed, son président, est particulièrement bien protégé en France. Et pour cause, au moins trois raisons expliquent que la France éprouverait plus qu’une certaine gêne à critiquer les Émirats en général. D’abord, les EAU sont considérés par l’équipe d’Emmanuel Macron comme « le seul véritable partenaire de confiance » parmi les pétromonarchies : c’est ce que l’Élysée a stipulé à l’occasion de la visite à Paris de Mohammed ben Zayed  le 8 novembre 2017. La proximité entre les deux États est un marqueur différenciant de sa politique, dans lequel le président français tâche néanmoins d’injecter une dose de son célèbre « en même temps ». Voilà qu’avec Médiapart, on découvre Alexandre Benalla pas très loin des Emirats…

De plus, deuxième raison, avec les EAU, la dimension militaire est essentielle, dans la mesure où la base française d’Abou Dhabi est la seule dont dispose la France au Moyen-Orient, et que la coopération militaire entre la France et les Émirats est à la fois ancienne et très étroite (comme avec le Qatar, d’ailleurs). La deuxième raison, toujours, qui briderait donc la France, à supposer qu’elle eût le désir de mettre les EAU en porte-à-faux sur son influence dans l’hexagone, réside dans la dimension militaire de ce « partenariat de confiance ».

D’une part, la position géographique des EAU est essentielle pour l’armée hexagonale ; et, d’autre part, entre janvier 2008 et juillet 2017, les EAU pointaient au sixième rang des exportations d’armes françaises. En y ajoutant les exportations vers l’Arabie saoudite, qui émarge au deuxième rang, on frisait les 15 milliards d’euros de chiffres d’affaires [2]. Il serait fort malvenu d’indisposer de si bons clients, qui représentent à eux seuls 1/6 des exportations hexagonales d’armement ! Nicolas Sarkozy s’appuyait sur le Qatar, François Hollande sur l’Arabie saoudite ; Emmanuel Macron a marqué sa différence en renforçant les liens avec les Émirats sans pour autant rompre ni avec le Qatar, ni avec l’Arabie saoudite. Tout est affaire de degré.

Une troisième raison, liant les EAU et la France dans un pacte quasi faustien, la littérature en moins, synthétise les deux premières : des canons CAESAR, de fabrication française, ont été utilisés dans le conflit sanglant mené par Riyad et Abou Dhabi qui sévit au Yémen depuis 2015. Positionnés à la frontière saoudienne, ils ont officiellement des fins défensives mais, forts de leur portée de 42 kilomètres, « appuient également les troupes loyalistes, épaulées par les forcées armées saoudiennes, dans leur progression en territoire yéménite ».

Précisons que l’auteur de cette révélation n’est pas un enquêteur d’une ONG locale qu’un esprit suspicieux balaierait d’un revers de main ou d’un froncement de sourcil méprisant. Il s’agit d’une note authentique de la Direction du renseignement militaire (DRM), révélé par Discloseet Arte [3]. L’organe officiel estime que 437 000 personnes peuvent être touchées par des bombardements. Or, selon le site d’investigation, 52 tirs d’artillerie ont visé les périmètres exclusivement couverts par ces canons français, tuant 35 civils. Et ce n’est pas tout ! Il est attesté que des chars Leclerc, vendus par la France aux EAU, ont été utilisés lors d’offensives de la coalition sur le territoire yéménite, selon les journalistes de Disclose.

De plus, si le « pire » a encore un sens à l’aune de ces infamies, les armes françaises auraient servi à affamer la population déjà exsangue. Parmi d’autres, plusieurs hélicoptères de fabrication française participaient au blocus du port d’Hodeïda [4], servant une « stratégie de la famine » [5] qu’appuie également une frégate modernisée par Naval Group, société française [6], et d’autres hélicoptères hexagonaux précipités au cœur du blocus maritime organisé par la coalition [7].

Ces révélations sont constitutives d’un mensonge d’État prononcé sur France Inter par Florence Parly, alors ministre des Armées, en janvier 2019, quand elle affirme « n’avoir pas de preuve que des armes françaises sont à l’origine de victimes civiles au Yémen ». Le rapport de la DRM, nettement antérieur, prouve le contraire. La ministre savait, sans le moindre doute possible, que, « contrairement au discours officiel de Paris, le matériel vendu à Riyad sert de façon offensive et non simplement défensive » [8], ce qui est interdit par les conventions dont la France est signataire. L’implication des armes tricolores au Yémen est un exemple criant de liens troubles entre la sphère émiratie et l’Hexagone ; mais elle n’est pas le seul, loin de là !

Une force de frappe médiatique

Une évidence s’impose : Qatar et EAU se livrent à une concurrence effrénée pour séduire les faiseurs d’opinion dans le domaine politique, comme nous venons de l’esquisser, mais aussi auprès du grand public. Dans cette perspective, Abou Dhabi peut par exemple compter sur l’enthousiasme d’un couple de journalistes de poids que Médiapart n’écorne pas et sur lequel il revient abondamment. Ce sont les duettistes Georges Malbrunot et Christian Chesnot, auteurs de plusieurs ouvrages à charge contre le Qatar. Leur dernier en date, Qatar papers [9], a été écrit sur la base d’une clé USB déposée au Figaro à… Georges Malbrunot, qu’il a pu à loisir consulter, analyser et broder pour son nouveau livre anti-Qatar. No comment.

La question de la traduction en anglais du livre, révélée par Médiapart dernièrement, est encore plus obscure. Celle-ci devait être assurée par une société opaque, CRP : « D’où vient l’argent payé par CRP [10] pour acheter les droits étrangers du livre Qatar Papers ? » « Il faudrait demander à Atmane Tazaghart [11], mais j’imagine que ce sont des gens de Dubaï ou d’Abou Dhabi », répond Georges Malbrunot à Mediapart. Christian Chesnot ajoute : « Avec Georges, on n’était pas forcément dupes, parce qu’effectivement on savait que c’était probablement de l’argent des Émirats, voire d’Arabie saoudite. » (…)

« Bien sûr qu’on a compris qu’Atmane avait des liens, probablement, très certainement, avec les Émirats », ajoute son confrère du Figaro. Les deux journalistes ont toutefois donné leur feu vert à la vente des droits, dans la mesure où ils ont écrit leur livre « de façon totalement indépendante ». Oui mais, conclut Médiapart : « Reste que les deux journalistes ont touché personnellement, en tant qu’auteurs d’un livre critiquant le Qatar, une partie de l’argent versé par CRP, alors qu’ils soupçonnaient que les fonds venaient des Émirats. Cela ne pose-t-il pas un problème déontologique ? Relancés sur ce point précis, ils n’ont pas répondu. » [12]

Cela n’aurait rien de surprenant. Après avoir accusé une sénatrice d’avoir été rémunérée par le Qatar, le duo d’auteurs a été condamné pour diffamation [13]. Cependant, même après le passage de la justice, reste l’impact de « révélations » toujours plus efficaces médiatiquement qu’une plongée détaillée dans la complexité des pays du Golfe. C’est bien de cela qu’il s’agit : critiques anti-qataris ou panégyriques pro-émiratis visent à diffuser l’idée que les ÉAU sont « nos seuls vrais partenaires » dans « la lutte contre le terrorisme » mais pas que dans ce cadre, ainsi que l’affirmait Georges Malbrunot lors d’une conférence donnée en janvier 2020 dans le Golfe à l’occasion d’une croisière intitulée… « Joyaux des Émirats ». Mais aussi encore en décembre 2022 : « Les Rêves des Mille et Une Nuits » [14]

Le phénomène n’est pas réservé aux lobbies de MBZ, même si cela a commencé à inquiéter à l’Assemblée nationale jusqu’au scandale récent du Parlement européen. Concernant l’Hexagone, le désir de peser sur l’opinion française, manifestée en sous-main par plusieurs pays étrangers, inquiète assez pour que, auditionné par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, Stéphane Bouillon, le patron du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ait annoncé, en juin 2021, la création d’un « service à compétence nationale chargé de traquer les ingérences étrangères dans le domaine de l’information » [15].

Récemment, des médias réputés, aux titres passe-partout, ont été repris en main depuis quelques années, afin de diffuser de manière dissimulée des informations et articles favorables aux EAU et à l’Arabie saoudite, tout en étant (ô surprise !) très critiques du voisin qatari. C’est ainsi le cas de La Lettre A d’Intelligence online et d’Africa onlineLa Lettre A, « quotidien de l’influence et des pouvoirs », se propose de « dévoiler les stratégies d’influence qui impactent les décisions politiques, anticipe les mutations des grandes entreprises et décrypte les trans- formations du pouvoir médiatique ». Vieille de 40 ans, La Lettre A se présente sur son site comme un des titres du groupe Indigo, « une société de presse indépendante ». 

Nous sommes en pleine crise du Golfe en 2019 qui oppose l’Arabie saoudite et les Emirats au Qatar : ce groupe « indépendant » réalise un chiffre d’affaire annuel de 3 millions d’euros, qui grimpe d’1,2 million d’euros en septembre 2019. Une étude privée révèle que la majorité des 1200 nouvelles connections en ligne sur Intelligence online était basée en Arabie saoudite, ce qui n’était pas du tout le cas avant février 2019. La cible numéro est la France. Pour Africa online, en 2018, il y avait à peu près 900 connections venant des EAU et aucune d’Arabie saoudite. Entre février 2019 et septembre 2019, les connections sont passées à 1 700 venant des Émirats et 1 600 d’Arabie saoudite.

« Orienter la politique étrangère américaine »

La même étude montre que le gros des connections aux sites du groupe Indigo en 2018 et 2019 provient à 60 % de la France. Il n’y a pas de rentrée financière provenant de la publicité sur ces trois sites. Les souscriptions aux publications du groupe et l’achat d’articles précis oscillent entre 300 et 1000 euros, ce qui prouve que la cible visée est avant tout professionnelle. Quant à la Lettre A, même processus : peu de visites venant des pays du Golfe avant février 2019, puis explosion des connections venant de Riyad et d’Abou Dhabi [16].

Les deux millions d’euros d’achats ou de souscriptions, venant clairement en 2019 de l’Arabie saoudite et des Émirats, visaient à soutenir le groupe « indépendant » en échange d’un traitement de faveur pour les politiques menées par Riyad et Abou Dhabi. L’objectif des Émirats et de l’Arabie saoudite est clairement d’influencer les décideurs français, notamment dans leurs rapports avec le Qatar. C’est donc à une forme d’ingérence étrangère que participe le groupe Indigo.

En conclusion, il est patent que, de manière plus ou moins consentante, la France soit pleinement intégrée à la stratégie d’expansion des EAU : politique, économique, militaire et médiatique. Nous n’en avons donné que quelques exemples. Entre faits établis et lobbying actif, relation historique et nouvelles alliances, soft power et négociations commerciales, un jeu de séduction bipolaire oppose le Qatar au duopole EAU-Arabie saoudite, sans que le public n’ait toujours conscience des enjeux sous-jacents.

Business, politique, religion et batailles d’influence participent d’une situation complexe où arrière-pensées et petits arrangements sont légion. D’autant plus que l’ambition des EAU ne semble plus avoir de limite : influence en France, en Europe, aux Etats-Unis également. En effet, le mois dernier, le Washington Post révélait comment Abou Dhabi avait cherché à peser par une série d’exploits plus ou moins légaux, et d’après un document historique des services de renseignements américains [17].

Le site Lescrises.fr résumait parfaitement le système mis en place : « Les activités relatées par le rapport, décrites au Washington Post par trois personnes qui l’ont lu, comprennent des tentatives illégales et légales d’orienter la politique étrangère américaine dans un sens favorable à l’autocratie arabe. Il révèle la tentative des EAU, qui s’est étendue sur plusieurs administrations américaines, d’exploiter les vulnérabilités de la gouvernance américaine, notamment sa dépendance aux contributions de campagne, sa sensibilité aux puissantes sociétés de lobbying et l’application laxiste des lois de divulgation destinées à protéger contre l’ingérence des gouvernements étrangers, ont déclaré ces personnes. Chacune d’entre elles s’est exprimée sous couvert d’anonymat afin d’évoquer des informations classifiées. »

[4] « Une note « confidentiel-défense » détaille l’emploi des armes françaises au Yémen », Le Monde, 15 avril 2019

[5] « Révélations : voici la carte des armes françaises au Yémen, selon un rapport confidentiel défense », France Inter, 15 avril 2019

[6] France Culture, 16 août 2018. Voir aussi Anne Poiret, Mon pays vend des armes, Les Arènes, mai 2019

[7] « Blocus du Yémen : des vidéos prouvent la participation de navires vendus par la France », Mediapart,17 septembre 2019

[8] « Armes françaises au Yémen : le document missile », Libération, 15 avril 2019

[9] Michel Lafon, Paris, 2019.

[10] Countries Reports Publishing (CRP) est une société-écran, dont le siège est à l’adresse d’un cabinet de domiciliation, installé dans une maison de la banlieue nord de Londres. CRP n’a ni bureaux, ni site Internet, ni numéro de téléphone, et n’emploie qu’un seul salarié. Le bénéficiaire réel de l’entreprise se cache derrière un prête-nom, Thomas Ashman, qui a administré des dizaines d’autres sociétés.

[11] Atmane Tazaghart, ancien journaliste de France 24, licencié pour des « propos problématiques » en 2016, accusant « les Sionistes » d’être derrière l’intervention français en Libye.

[12] Article Médiapart déjà cité. 

[15] 1. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/03/le-gouverne- ment-va-creer-un-service-charge-de-lutter-contre-les-ingerences-etrangeres- dans-les-medias_6082708_3210.html

[16] Sources privées.

Crédits photo : Le président des Emirats, Mohammed ben Zayed, en 2008 (Wikimedia Commons).
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