La pandémie du Covid-19, une aubaine pour la Tunisie ?

Il est vital pour chaque pays, et notamment la Tunisie, de tirer les leçons de ce qui se passe aujourd’hui.

Plus d’un mois que nous sommes confinés en Tunisie, comme partout ailleurs dans le monde, et malin celui qui dira comment finira cette pandémie sur les plans sanitaire et économique. De mémoire de centenaire, jamais l’aspect économique n’a été aussi tributaire de l’aspect sanitaire. Plus ce virus aura la peau dure, plus la récession économique sera prononcée.

Au mois de janvier, personne ne pouvait anticiper le scénario que nous vivons aujourd’hui avec les conséquences économiques désastreuses engendrées par ce virus. Alors, à quoi bon sortir notre boule de cristal et jouer aux oiseaux de mauvais augure ? Le FMI s’en charge à merveille. Cette vénérable institution anticipe une récession mondiale moyenne entre 3 % et 5 % au second semestre 2020 et un rebond de 2 % à 3 % ou une récession de 2 % en 2021 en fonction du bon vouloir de sa majesté le virus. En un mot : ils n’en savent rien. D’ailleurs, nous non plus.

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La région MENA est doublement secouée, pendant que le virus se répand, les prix du pétrole s’effondrent, mettant à mal les recettes et les comptes budgétaires des pays exportateurs de pétrole. Les difficultés économiques mondiales réduiront la demande de biens et services en provenance de la région, notamment dans les secteurs du pétrole et du tourisme.

Alors, à quoi bon se lamenter sur la durée et sur les conséquences économiques du confinement ? Ne peut-on pas mettre à profit cette parenthèse pour effectuer des réformes économiques qui seront à même de faciliter le « rebond » ?

En posant cette question je pense à la Tunisie. Cette jeune démocratie de 9 ans a traversé tant d’épreuves durant sa jeune existence : incurie de sa classe politique, guerre à ses frontières, attentats terroristes. La liste n’est pas exhaustive. Ce pays nouvellement libéral au plan politique, conserve un modèle de « développement » économique digne des républiques soviétiques. Cette inadéquation creuse davantage les écarts sociaux et budgétaires, favorise les trafics transfrontaliers et l’évasion fiscale.

Globalement, le modèle de développement économique de la Tunisie repose sur 4 piliers :

1) Une caisse de compensation

Celle-ci a pour rôle de compenser les prix des denrées alimentaires de première nécessité et les hydrocarbures afin de les maintenir artificiellement en-dessous des prix du marché. Cette pression sur les prix coûte au budget de l’Etat 6 000 milliards de dinars par année fiscale (2019). Plus que le budget d’investissement de l’Etat. Résultat, les riches qui ont un pouvoir d’achat élevé en profitent. Les contrebandiers transfrontaliers amassent des fortunes à l’abri des regards de l’administration fiscale. La classe populaire n’en voit que des miettes.

Par ailleurs, pour l’acheminement de l’aide financière en cette période de confinement, l’Etat tunisien est en passe de mettre à jour sa base de données relative à l’ensemble de sa population, en général, et à la frange défavorisée en particulier. C’est là une occasion inespérée pour remplacer la caisse de compensation par une allocation familiale. Le coût annuel de cette opération devrait se situer entre 3 500 milliards et 4 000 milliards de dinars. Outre l’économie d’argent et une meilleure justice sociale, ce basculement fera que les prix en Tunisie reflèteront la situation du marché pour une meilleure efficience économique.

2) Le déficit cumulé des entreprises publiques

Celui-ci dépassera cette année les 1 000 milliards de dinars. Un gouffre ! Les Etats, d’une façon générale, et l’Etat tunisien, en particulier, n’ont jamais été de bon gestionnaires. Aucun objectif économique n’est fixé aux dirigeants des entreprises publiques. En Tunisie, la gestion des entreprises publiques au jour le jour est la règle, aucune restructuration n’est prévue. La toute puissante centrale syndicale s’oppose à la privatisation des entreprises publiques. C’est un secret de polichinelle : les entreprises privées ne font pas grève, la privatisation est synonyme d’abandon de pouvoir pour la centrale syndicale.

D’un autre coté, une centrale syndicale puissante est une nécessité vitale pour le pays. L’UGTT a mis fin au sinistre gouvernement de la « troïka », dominé par les islamistes et raflant au passage le prix Nobel de la paix. Contrairement à l’idéologie nationaliste de la centrale syndicale, les « frères musulmans » croient dur comme fer à une idéologie supranationale. La chimère du Khalifa islamique ayant pour capitale Istanbul ou Doha, pour des raisons sonnantes et trébuchantes, est à leurs yeux le « Saint Graal ». La Tunisie n’est qu’un instrument pour retrouver la grandeur perdue de l’Islam.

Les conséquences de cette lutte idéologique, d’un autre âge, est visible sur l’ensemble des entreprises publiques et en particulier sur le « fleuron » du transport aérien national, Tunis Air. Cette compagnie est dirigée depuis maintenant plus de trois ans par un ancien militaire n’ayant aucune compétence ni réalisation particulière. Depuis sa désignation, c’est la descente aux enfers régulière et assurée : vol et destruction des bagages, retards quasi-systématiques, la moitié de la flotte est clouée au sol faute de pièces de rechange, etc. A ce jour, cette compagnie est incapable de verser les salaires et, comble de l’humiliation, les autorités aéronautiques anglaises menacent de retirer à Tunis Air l’autorisation de se poser à Londres à cause des retards qui perturbent le dense flux du trafic aérien.

Au mois de janvier dernier, le parti islamiste soumet à la chambre des députés un projet de loi pour une prise de participation du Qatar au capital social de Tunis Air à hauteur de 30 % et un accès à la « cinquième liberté de l’air » pour la compagnie nationale de ce pays. Le morceau était tellement gros que les islamistes ont dû retirer ce projet de loi en catimini.

Cette période de confinement offre à l’Etat Tunisien une occasion inespérée de redresser cette compagnie. Outre un plan social basé essentiellement sur le volontariat, le redéploiement des dessertes de Tunis Air en louant les droits d’exploitation des lignes que la compagnie ne peut assurer à des opérateurs privée, et le renouvellement de la flotte par le biais de la location-vente conjuguée à une augmentation du capital de la part de l’actionnaire majoritaire. Ces mesures, consensuelles, devront permettre le redressement de cette compagnie en vue de sa privatisation totale ou partielle dans des conditions honorables.

3) Une pression fiscale autour de 60 %

La pression fiscale (60 %) et la taux directeur (presque 7 %) font partie des taux les plus élevés au plan mondial. La pression fiscale élevée pousse les entreprises tunisiennes et les professions libérales à devenir des virtuoses en matière d’évasion fiscale. Seuls les salariés subissent cette fiscalité par rétention à la source. Pour éviter toute traçabilité, les paiements en liquides sont quasiment la règle en Tunisie. La Banque Centrale de Tunisie estime que l’argent qui circule d’une façon informelle est de l’ordre de 4 000 milliards de dinars. 

L’élévation du taux directeur ayant pour objectif la maitrise de l’inflation n’a fait que donner un coût d’arrêt aux investissements. Le secteur du bâtiment est maintenant un secteur sinistré, les salariés qui payent leurs impôts « rubis sur l’ongle » se trouvent dans l’impossibilité d’emprunter. Seuls les acteurs économiques du secteur informel et ceux qui ont massivement amassé de l’argent liquide peuvent se permettre d’acquérir des biens immobiliers. 

Il est grand temps de réduire la pression fiscale et que les décideurs politiques comprennent que « les taux tuent les totaux ». Comme dans tous les pays du monde, un taux directeur élevé n’est pas la meilleure arme pour lutter contre l’inflation, surtout si cette inflation a pour origine première une augmentation des revenus sans une augmentation proportionnelle de la production donc de la richesse.

Par ailleurs, l’Etat tunisien, l‘investisseur de référence en Tunisie, est un mauvais payeur à cause des barrières administratives archaïques qui plombent la fluidité du fonctionnement de l’Etat. Comment expliquer que ce dernier est incapable de construire le moindre dispensaire en cette période d’urgence nationale car le projet se perd entre la budgétisation, les appels d’offres, l’ouverture des plis, la désignation des fournisseurs. Et ce, pour chaque mur, chaque porte, chaque fenêtre, chaque lit et chaque serviette.

Résultat des courses, l’Etat s’en remet au bon vouloir des âmes charitables qui réalisent le projet en 15 jours. La numérisation du fonctionnement de l’Etat est une priorité de premier plan, et ce, depuis bien avant le confinement. Cette période est l’occasion inespérée pour venir à bout des réticences de l’administration et basculer définitivement vers la digitalisation de l’administration et un contrôle des dépenses a posteriori. C’est la gestion par objectif tant attendue.

4) Les carence du système éducatif tunisien

Cette crise, enfin, a mis à nu les carences du système éducatif tunisien. Aucune école ou lycée public et une bonne partie des universités publiques n’ont pu assurer la continuité des processus éducatif à travers les plateformes dédiées. L’université virtuelle tunisienne peine à être mise en route. Il est grand temps qu’au niveau des écoles, des collèges et des lycées, les supports pédagogiques soient numérisés. Il n’est plus admissible que l’Etat continue d’imprimer et de subventionner des livres d’une qualité médiocre qui, un mois après la rentrée, ne seront plus que des torchons.

Le ministère de l’éducation nationale doit prendre ses responsabilités pour distribuer des supports pédagogiques numérisés et s‘assurer de la connectivité de l’ensemble des élèves à travers le territoire national assurant de la sorte une continuité des cours lors d’un arrêt brutal.

Il est de notoriété publique que ce confinement a toutes les chances de se répéter pour les mêmes causes ou à cause du dérèglement climatique. Il est vital pour chaque pays de tirer les leçons de ce qui se passe aujourd’hui. Je demeure convaincue que, dans le futur, les pays qui s’en sortiront le mieux seront ceux qui auront appris à basculer d’un régime économique ouvert à un régime économique confiné rapidement et au moindre coût. La Tunisie ne peut plus se permettre de garder le même modèle économique, inadapté pour une jeune démocratie, d’une façon générale, et pour un régime économique de confinement en particulier.

 

Mariem Brahim

Hassen ben Jenana est docteur en sciences de gestion de l’Université Lyon 1 et actuellement maître assistant à l’Institut de Gestion de Sousse (Tunisie).

 

Crédits photo : manifestation devant le ministère de l’Intérieur à Tunis le 14 janvier 2020. EPA/Lucas Mebrouk Dolega

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