Kaïs Saïed est le 8ème président de la Tunisie, élu avec 73 % des voix. Pourquoi lui et pas son concurrent ? Décryptage.
Ces huit dernières années, la contre-révolution, le retour des sbires de l’ « ancien régime » et l’échec des politiques économiques et sociales ont tourné les Tunisiens vers une sorte de résignation. Tout se passe comme s’il était dangereux de vouloir changer la société. Le remède étant toujours pire que ce que l’on veut bien faire croire. Autant de préjugés qui traduisent le renoncement général constaté.
Le changement, la révolution et le renouveau sont autant de concepts qui apparaissent alors comme un horizon indépassable. Après la révolution de 2011, les objectifs n’ont pour la plupart pas été atteints : la société s’est enlisée dans la division, vu le gouffre qui s’est creusé entre les classes et l’affaiblissement de la classe moyenne, à la suite de la crise économique persistante que traverse le pays.
Penser le nouveau et marquer le rejet
Pourtant, cette séquence électorale « extraordinaire » – des législatives et une présidentielle qui se sont dans l’ensemble très bien déroulées – que viennent de vivre les Tunisiens, nous rappelle que la véritable légitimité n’est pas celle des décrets ou des stations hiérarchiques. Mais bien celle de la « volonté du peuple » – slogan de campagne de Kaïs Saïed, vainqueur du scrutin.
C’est dire qu’après l’instrumentalisation honteuse dont a fait l’objet le peuple tunisien, et ce durant des années, ce dernier semble signaler qu’il n’est pas dupe. Et de moins en moins manipulable : si les nantis d’aujourd’hui pensent à la misère des autres, c’est pour lui attribuer de toutes autres causes que celles de l’exploitation. Les discours, les images produites par ces nantis entretiennent jour après jour, une bulle d’illusion que ce scrutin est venu percer de la manière la plus démocratique qui soit.
Beaucoup d’experts ont évoqué le concept de vote de la peur, plus connu sous le nom de « vote utile », choisir le moins pire par crainte ou réticence. Le choix de Kaïs Saïed, traduit aussi un vote dit de peur, la peur d’un retour à une dictature silencieuse, insidieuse, avec des geôles aussi réelles qu’invisibles où les bourreaux et les victimes sont confondus.
Si autre fois et sous l’ancien régime de Ben Ali et Bourguiba, la contestation fut digérée par le système au point d’en constituer, peut être, un indispensable rouage. Désormais, la contestation fait partie du quotidien des Tunisiens ; Et le résultat du scrutin n’a fait que confirmer cette thèse de rejet.
Une majorité de Tunisiens ont donc choisi l’intégrité, la droiture et la simplicité et ont boudé tout candidat soupçonné de corruption ou impliqué dans toute illégalité juridique ou morale qui soit. A travers ce choix, cette majorité cherche les moyens et les outils politiques pour éviter de retomber dans l’enfer totalitaire, sachant qu’il peut très bien prendre d’autres formes, d’une part.
D’autre part, ceux qui ont choisi Kaïs Saïed ont, en plus de marquer une rupture avec le système et ses acolytes,, voulu penser la nouveauté et entrevoir à chaque fois de nouvelles issues. Penser pour peser immédiatement sur la réalité et refuser l’ordre des choses.
Le spectre de l’innovation
Et ceux là, sont principalement les jeunes, majoritairement universitaires, connectés à un nouveau monde et à la quête d’une liberté politique et de pensée. Ils sont à la recherche d’un équilibre, d’une force tranquille garants de paix qui leur permettra d’innover et d’avancer car ce n’est plus le spectre du communisme qui hante l’Europe et le monde mais celui de l’innovation.
D’ailleurs, le candidat Nabil Karoui a bien essayé de jouer sur le besoin d’ouverture et de digitalisation en citant les GAFA lors du débat qui l’a opposé à son concurrent. Il a même évoqué le déblocage de Paypal comme solution de paiement afin d’accélérer le processus de digitalisation et d’ouverture économique, mais la jeunesse n’a pas mordu.
Non par ignorance ou par manque d’intérêt mais plutôt parce que la transformation numérique, qui n’est plus un choix mais une obligation pour les entreprises aujourd’hui, commence par une « business transformation », un nouveau mode de management : aujourd’hui, on parle d’agilité, de flexibilité et d’entreprises aplaties, les mots d’ordre sont vélocité, changement de culture d’entreprise et de l’organisation même du travail. Et tout cela commence par l’agilité qui peut être comprise dans l’inversement de la pyramide de pouvoir évoqué ans le projet porté par le nouveau président.
Promesse de liberté
Le malaise des jeunes traduit le sentiment que la révolution leur a été confisquée par des professionnels dont l’incompétence à satisfaire leurs aspirations est démontrée ; le moment est venu pour eux de s’emparer d’elle, de réaliser la promesse de liberté qu’ils se sont faits avec la révolution.
Un autre renoncement est constaté ; celui du rejet en bloc des médias de propagande dont ils se méfient comme de la peste des apprentis sorciers. Les discours haineux et de devisions ont repoussé les jeunes, il est claire qu’ils ne veulent plus qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire ou comment vivre. Ils veulent passer à l’action et vite.
Cela étant, une autre partie a voté Nabil Karoui ; par naïveté et besoin d’être maternés, encadrés et entendre des promesses afin de se sentir rassurés face à un discours de retour de l’obscurantisme et de la menace terroriste. On a voulu faire peur aux jeunes mais ces derniers ont montré via leur vote que la peur a changé de camp.
A posteriori, cette minorité qui a voté Karoui a manqué de constat holistique en oubliant que le terrorisme nait de la corruption, de l’Etat de non-droit, de l’exclusion et de la désorganisation sociale. Et quand on ne voit pas les choses dans leur globalité on tombe dans le piège de la vision court-termiste. C’est là que l’on devient facilement une proie pour la manipulation et les préjugés aussi tenaces que nocifs.
Entre affirmation du processus révolutionnaire et besoin de se surpasser, de se libérer et d’inverser le pouvoir en inversant la pyramide de Maslow : les jeunes ont dit leur mot. Et il n’y plus qu’à le respecter a silentio. Les générations précédentes qui s’érigent en donneuses de leçons n’ont pas fait mieux jusque là avec le cumul de deux dictatures et les lourdes conséquences y afférent.
L’homme est là, laissons le faire ses preuves et appuyer sa légitimité populaire par l’impact et les actions. Il est le choix du peuple alors trouvons les moyens de faire perdurer les moments où le peuple prend son destin politique en main. Et inclinons nous.
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Mounira Elbouti est doctorante et enseigante à l’IMT Business School. Elle s’intéresse à l’analyse de l’évolution des sociétés maghrébines post-« printemps arabe » et s’est spécialisée dans les questions de genre, de leadership et de transformation digitale. Elle a déjà collaboré avec le HuffingtonPost Maghreb, Le Mondafrique, Tunis Hebdo et Liberté Algérie.