Entretiens sur la Syrie avec un politologue, un anthropologue et un historien croisés au Salon du Livre de Beyrouth.
La 25ème édition du Salon du Livre francophone de Beyrouth (du 3 au 11 novembre 2018) a été rythmée par de nombreuses tables rondes, au cours desquelles la Syrie a été, cette année encore, au centre des interventions des spécialistes invités. De passage dans la capitale libanaise pour présenter leurs récents ouvrages, nous avons rencontré le politologue Ziad Majed, l’anthropologue Franck Mermier et l’historien Matthieu Rey pour une série de grands entretiens. Le Monde Arabe revient sur les derniers évènements en Syrie, le système Assad, ainsi que sur l’importance de l’archivage dans la transmission de la mémoire de la révolution syrienne. Une série proposée en trois parties.
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« Dans la tête de Bachar Al-Assad », autopsie d’un régime totalitaire à l’image moderne
Dans un entretien réalisé pendant le Salon du Livre francophone de Beyrouth (du 3 au 11 novembre 2018), le politologue Ziad Majed, co-auteur, avec Subhi Hadidi et Farouk Mardam-Bey, de Dans la tête de Bachar Al-Assad (Actes Sud, 2018), revient point par point sur les fondements du système Assad et sa capacité d’adaptation. Dans cet essai, l’auteur brosse le portrait du dirigeant et analyse la construction de son image moderne, ses discours et ses réseaux d’allégeances savamment utilisés, de son accession au pouvoir jusqu’à sa réhabilitation.
LMA : Cet essai analyse profondément la personnalité du dirigeant syrien, en quoi est-ce indispensable pour comprendre la situation actuelle ?
ZM : Le livre fait partie d’une série parue chez Actes Sud, qui essaie d’explorer ce qui se passe dans les têtes de certains dirigeants, leur références politiques, idéologiques, leur discours, leur image, leur perception du monde. L’ouvrage cherche à montrer comment Bachar al-Assad s’est construit une image, mais surtout comment il a hérité du système de son père, minutieusement construit pendant 30 ans telle une toile d’araignée (services de renseignements, infrastructure carcérale). Nous montrons comment le père était capable d’avoir des relations régionales et internationales assez contradictoires, dans une logique de survie, afin de préserver le pouvoir le plus longtemps possible. Bachar a souhaité tuer le père, dans le sens où il a voulu le dépasser, mais en même temps il était dans un dilemme : sans son héritage, il ne représente rien dans la réalité syrienne. Nous avons voulu analyser ces dix-huit ans de règne, au regard de toute cette barbarie contre la société syrienne. Sa personnalité joue un rôle dans ce genre de système totalitaire.
Comment le clan Assad a-t-il pu se maintenir durant près de 49 ans ?
Quand Assad a pris le pouvoir en 1970, la Syrie était plongée dans l’Etat d’urgence depuis 1963. Cela a affaibli toute tradition politique de militantisme, avec une répression féroce contre plusieurs tendances politiques. En parallèle, des mesures économiques extrêmement strictes ont modifié la configuration sociale du pays. Avant son accession au pouvoir, le pays a connu plusieurs tentatives de coup d’Etat militaire. Hafez al-Assad est arrivé avec l’idée d’offrir une stabilité, celle-ci s’est effectuée à travers des campagnes d’arrestation, de répression, mais également à travers une ouverture envers les commerçant à Damas et puis à Alep. Pour détourner l’attention, Hafez va souvent évoquer la cause palestinienne et le conflit israélo-arabe. Le régime se pose comme le défenseur du nationalisme arabe, en mobilisant le discours anti-impérialiste. Puis il va envahir le Liban durant la guerre civile, prétendant l’arrêter, sauf qu’il va y contribuer, avec pour conséquences d’affaiblir la gauche libanaise et l’OLP, en modifiant un rapport de forces qui commençait à s’imposer dans le pays. Il utilisera le Liban pour diverses sortes de chantages. Entre-temps, il va réprimer dans le sang toute opposition interne (syndicats, gauche syrienne, Frères musulmans). Son alliance avec l’Iran va lui permettre d’être le seul Etat arabe allié de Téhéran, tout en restant allié de l’Arabe saoudite, dans un moment où la guerre du Golfe va commencer. Cela va l’aider au Liban à collaborer avec l’Iran pour créer plus tard le Hezbollah, qui va devenir l’un des atouts les plus importants de la politique syrienne.
Le plus important, c’est que Hafez al-Assad a soudé la communauté alaouite, en créant ce qu’appelait Michel Seurat une asabiyya. Il va transformer cette communauté religieuse en communauté politique, qui va jouer un rôle au sein des services de renseignements ainsi que dans l’armée. Il s’agit d’une vision clanique, provenant du littoral syrien, avec des affiliations familiales. Le régime va créer de nombreux liens forts avec les chefs religieux des autres communautés, avec les milieux affairistes issus de la bourgeoisie, libres économiquement tant qu’ils versent des pots-de-vin. Cette multitude d’alliances internes, régionales et internationales lui permettent cette survie. Bachar ne fera qu’hériter de ce système, profitant à son tour de la guerre d’Irak en 2003. Malgré ce qui s’est passé depuis 2011, c’est une fois encore l’extérieur (Russie, Iran) qui sauve le régime, grâce à un contexte qui lui est favorable.
En quoi l’image de Bachar al-Assad, construite soigneusement, a-t-elle « berné nombre d’observateurs occidentaux », selon vos termes ?
L’image de Bachar al-Assad a été construire selon trois axes principaux. Premièrement, il s’agit de montrer qu’il est un homme politique moderne, qu’il a étudié en Occident, qu’il a un look différent, avec une épouse élégante occidentalisée. Ensuite, il faut mettre en avant une laïcité menacée par l’obscurantisme de sa propre société, arriérée et conservatrice, selon ses termes. Cette idée trouve un certain écho en Occident. Le troisième axe, c’est la question de l’anti-impérialisme : le régime n’a pas signé d’accords de paix avec Israël et s’inscrit contre le projet d’hégémonie américaine dans la région.
A travers ces trois axes, l’image du régime a été construite avec ses alliés et ses relais en Occident. Aux yeux de l’extrême-gauche, il incarne ce « leader anti-impérialiste ». Sa laïcité prétendue le montre comme étant un barrage face aux islamistes, cela plait aux milieux de droite et d’extrême-droite, qui voient en lui l’homme fort qui tape sur des indigènes, sur des « musulmans » ressemblant aux réfugiés qu’ils ne souhaitent pas voir chez eux. Enfin, sa rhétorique concernant la modernisation et l’occidentalisation plaît à beaucoup de Syriens appartenant à la bourgeoisie affairiste, remplie de mépris par rapport à la majorité de leur propre société. Cette image construite a permis de sceller de nombreuses alliances.
Quelle est l’importance des relais d’influence du régime, dans le monde arabe et dans la sphère occidentale ?
Nous retrouvons ces relais à plusieurs niveaux, par exemple dans le milieu des journalistes régulièrement invités à Damas, à qui on donne des visas, qu’on encourage de visiter certains quartiers, prétendant qu’ils sont libres dans leur enquête et dans leurs entretiens, bien qu’ils soient accompagnés – et les photos le prouvent – d’agents du régime. Tout ceux qui n’obéissent pas n’ont plus de visa par la suite, sans exception. Il existe aussi certains chercheurs et spécialistes auto-proclamés de la Syrie, qui sont également invités par des ministères syriens, ou dont les enquêtes et le travail de terrain se font sous direction des agents du régime. L’idée, c’est de dire qu’ils sont les seuls à avoir accès au territoire, donc ils se targuent de mieux connaître la situation, bien que tous les régimes totalitaires agissent de la sorte et organisent des visites aux « chercheurs » et journalistes invités à des fins de propagande. Et surtout, il suffit pour le régime que certains soient dans le négationnisme, dans le complotisme ou dans le révisionnisme niant sa responsabilité par rapport à des crimes.
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Semer le doute en permanence et rendre toute vérité relative est une fin en soi. Grâce à cette rhétorique, le régime Assad devient un acteur parmi d’autres, ces experts expliquent que « de toute façon c’est la guerre ». Au regard du droit international, ce genre d’argument ne tient pas. L’importance de ces propagandistes, qu’ils répètent ce que le régime souhaite faire entendre – l’équation « soit nous, soit les djihadistes ou Daesh » – en évoquant des complots en permanence ou tout simplement en déplaçant le débat sur la Syrie pour évoquer les crimes commis au Yémen par l’aviation saoudienne. Rien n’a été laissé au hasard, ils ont parlé de la laïcité du régime, ils ont évoqué la peur des minorités chrétiennes, tout a été fait pour qu’en Occident, l’opinion publique ne voit pas ce qu’il se passe véritablement en Syrie : le soulèvement d’une société contre un régime barbare.
Dans votre ouvrage, vous revenez sur les discours de Bachar al-Assad, quand il parle de « virus qui infectent le corps syrien », de « rats » et « d’immondices » pour décrire les opposants. Que traduit cette médicalisation de la situation ?
En utilisant ces termes, Bachar al-Assad veut à la fois montrer qu’il est médecin en posant un diagnostic de la situation, et en même temps cela révèle sa volonté d’en finir avec ses opposants, avant la militarisation du conflit. Il parle d’une « société syrienne pas suffisamment éduquée, inapte au changement ». Plus tard, le même se réjouira d’un tissu social plus homogène, après la mort de 500 000 personnes et l’exil de 6 millions de Syriens. Tout le vocabulaire permet de justifier leur anéantissement, leur élimination. Cela n’est en rien nouveau : dans tous les génocides, on a toujours diabolisé l’ennemi, le montrant comme une créature qu’il faut éliminer. Cela facilite la tâche de tuer, puisque l’opposant n’est qu’un « virus ». C’est la machine totalitaire qui cherche à écraser les dissidents.
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Le totalitarisme assadiste repose sur le culte de la personne, les milliers de statues, de portraits. Tout le monde doit faire partie du Baas pour avoir accès à des postes. Il existe tout un rituel qui s’organise pour dire que Assad est là. En plus de cela, il y a le système sécuritaire et carcéral. Il y a le système éducatif, qui crée, comme le Parti Baas le voulait, « un homme nouveau », qui est une idée issue du nazisme. Il y a les rituels fascistes par rapport au salut, par rapport à plusieurs slogans, par rapport à la présence de l’armée et des services de renseignements dans la vie quotidienne.

C’est du totalitarisme qui est inspiré à la fois par les expériences de l’Europe de l’Est, par les expériences nazies et fascistes, ou par les expériences nord-coréennes, s’agissant de la succession dans un cadre républicain au sein de la même famille, et d’ailleurs les artistes nord-coréens ont été invités à plusieurs reprises en Syrie.
Que veut signifier le régime par l’édification d’une nouvelle statue de Hafez al-Assad à Deir Ez-Zor, apparue il y a quelques semaines ?
Ce n’est ni du symbolisme, ni une coïncidence, que le premier acte de reconstruction porte sur les statues géantes de Hafez al-Assad, à Homs ou à Deir Ez-Zor. Cette statue trône au milieu de ruines de la ville martyrisée par le régime et par Daesh. C’est dans l’idée de montrer au peuple que le même régime contre lequel vous vous êtes soulevé en 2011 est de retour, après vous avoir transformé en un peuple de survivants, marqué à jamais par la mort, la terreur, la torture et l’exil. Les statues reviennent dans le cœur des villes pour rappeler que les Assad sont éternels et ressuscités, prêts à écraser de nouveau tout opposant.
Avec sa réhabilitation, quel est le message envoyé aux autres régimes autoritaires de la région pour les années à venir ?
Ne pas inquiéter Assad, c’est admettre que tout est permis, que l’impunité est totale. Si rien n’est fait par rapport à la justice, il y a un message très inquiétant, indiquant que cette région est exclue du droit international. On le voit d’ailleurs au Yémen, après les bombardements contre les civils, que se soit par les rebelles Houthis soutenus par l’Iran, ou par l’armée saoudienne qui commet des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. C’est aussi le cas de l’assassinat de Jamal Khashoggi, dans ces conditions terrifiantes.
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Il y a par contre des signes positifs, que ce soit le mandat d’arrêt délivré par l’Allemagne contre Jamil Hassan, ou le mandat d’arrêt en France contre Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel-Salam Mahmoud, qui sont trois hauts-dignitaires importants dans le système du régime. Même si le Conseil de sécurité est bloqué par la Russie, cela montre qu’il peut y avoir des procédures au niveau national. Une réelle pression sur les gouvernements occidentaux est donc effective.
Sur la scène régionale, je pense que le régime syrien souhaite de nouveau jouer un rôle dans le Pays du Cèdre, pour montrer qu’il est de retour sur toutes les scènes, et pas seulement qu’il a échappé au danger en Syrie. Pour montrer qu’il reprend ses habitudes et ses ingérences. Sauf que, cette fois, son accès au pays ne se fait pas à travers de grands blocs parlementaires comme auparavant, mais son influence véritable se fait à travers l’alliance qu’il a avec l’Iran, donc avec le Hezbollah, acteur libanais le plus puissant, qui a une alliance avec une partie de la communauté chrétienne.
1. « Dans la tête de Bachar al-Assad », autopsie d’un régime totalitaire à l’image moderne

Journaliste freelance basé à Beyrouth et spécialisé sur la Syrie, analyste des mouvements populistes et conspirationnistes.