Le politologue revient pour « LMA » sur l’ambition des Émirats arabes unis, « à la conquête du monde ».
Pour faire face à leurs pénuries d’eau à venir, les Émirats arabes unis (EAU), confédération de sept émirats à la population galopante (10 millions d’habitants ; le chiffre a doublé entre 2005 et 2010), souhaitent littéralement faire tomber la pluie. Et tous les moyens sont bons pour parvenir à leur fin : choc électrique entre gouttelettes dans le ciel, ensemencement des nuages à l’aide de produits chimiques… Rien n’est trop beau (ni étonnant) de la part d’un État qui, il y a quelques années, souhaitait tracter des icebergs géants depuis l’Antarctique pour assurer la distribution en eau à ses citoyens.
Dans son dernier ouvrage, Émirats arabes unis, à la conquête du monde (Max Milo, 189 p., 18 euros), le politologue et spécialiste du Moyen-Orient Sébastien Boussois revient sur cet enjeu interne de l’eau. Mais pas que. Car à l’extérieur de ses frontières, Abou Dhabi cherche, selon lui, à affaiblir les démocratie du monde arabe. Pour mieux les influencer ? Tandis que Dubaï accueille la prochaine Exposition Universelle (octobre 2021-mars 2022), triomphe du soft power à l’international, les EAU, depuis quelque temps, s’affirment comme l’un des acteurs clés de la région moyen-orientale. Voire au-delà.
LMA : Depuis quelques mois, les EAU montrent des volontés, voire des signes d’indépendance, vis-à-vis de leur voisin saoudien notamment, afin d’étendre leur influence bien au-delà du Golfe. D’où vient ce désir d’expansion ?
Sébastien Boussois : Cela est déjà fortement lié à l’indépendance vécue par les EAU, en 1971, qui ont toujours voulu en tant qu’ancien satellite saoudien se démarquer de Riyad et tracer leur propre voie. Année après année, dans la construction d’une véritable stratégie d’émancipation et de construction d’une autonomie politique, économique et financière pour devenir une puissance propre, Abou Dabi a multiplié les alliances indispensables pour qu’un « État confetti » comme les EAU survive et puisse avoir des garanties existentielles. Ce fut, notamment et surtout, l’Arabie saoudite, avec qui ils partagent une certaine vision de l’ordre et de l’autorité.
Aujourd’hui, et depuis quelques années, ce désir d’accélération du développement, de la reconnaissance internationale, mais également de la quête de leadership vient amplement de la personnalité du prince héritier émirati, Mohammed ben Zayed (dit « MBZ »), qui dirige en réalité le pays et « préside » déjà à une large part de sa destinée. C’est un militaire, un homme cultivé, un fin stratège formé à Sandhurst, en Angleterre (surnommée « l’académie des princes »), qui aime l’ordre et les pouvoirs forts. Avec l’arrivée des « printemps arabes », sa peur panique des mouvements islamistes révolutionnaires s’est mue en détermination proactive à étendre son emprise et appliquer sa propre vision politique : pas de démocratisation et des régimes militaires partout pour stabiliser le tout.
Maintenant que MBZ a en partie gagné, il souhaite étendre sa main mise au-delà de ses frontières et de la région, en sécurisant l’espace maritime qui a fait son succès, en élargissant son soft power. Son but n’est pas de faire une « nouvelle Sparte » de son pays, comme on dit, mais bien une « nouvelle Venise » : une puissance totale – commerciale, économique, politique, diplomatique, militaire, culturelle, etc. Et il s’en donne les moyens, au mépris de toutes les règles élémentaires de droit international et du souhait des peuples dans les pays où il s’ingère allègrement.
Comment expliquez-vous que cet « îlot de liberté et de modernité » qu’étaient les EAU depuis 1971, date de leur indépendance, sombre à présent dans une « dérive sécuritaire radicale » ?
La personnalité du patron des Émirats, Mohammed ben Zayed (dit « MBZ »), pour commencer. Un homme dont il n’est pas exagéré de lui prêter une dose de paranoïa, persuadé que son pays, au nord, est en danger du fait de la présence de quelques Frères musulmans. Prétendant œuvrer pour la lutte mondiale contre le terrorisme, il a orchestré le blocus contre le Qatar en juin 2017, l’accusant de soutenir le terrorisme, l’Iran, etc. Le génie des EAU a été de construire pendant vingt ans l’image d’un pays « cool », occidentalisé, avec Dubaï en vitrine de la débauche dans tous les sens du termes, où le monde entier vient pour profiter de vacances de rêve dans un monde totalement artificiel. C’est ce que l’on appelle la dissimulation par l’art : en développant son soft power et son attractivité touristique, Abou Dabi a pu, dans le même temps, pousser ses pions pour imposer son agenda politique sur la scène du Moyen-Orient.
Depuis les Printemps arabes, MBZ a peur de la contagion révolutionnaire, incarnée notamment par les partis islamistes qui avaient œuvré pendant des décennies sur le terrain social abandonné par des Etats prédateurs et cleptomanes. Sa personnalité paranoïaque s’est transformée en un soutien aux régimes forts, célébré par exemple par la normalisation des relations avec le régime Assad, en Syrie, ou son soutien à l’Algérie des militaires, à l’époque de la transition post-Bouteflika, mais également, en Libye, par son « mariage » avec le maréchal Haftar, etc.
Aujourd’hui, la formation militaire de MBZ a contaminé tout le pays, devenu une forteresse militaire, surarmée, ingérente et un capteur de capitaux tous plus illicites les uns que les autres. Depuis des années, les EAU, où le blanchiment d’argent est devenu religion, entrent et sortent bien de la liste des paradis fiscaux. Regardez le président afghan, Ashraf Ghani, venu se réfugier ici, probablement avec des capitaux, comme l’ont fait toutes les élites afghanes corrompues du passé, fuyant le pays avec l’argent de la communauté internationale.
Vous mentionnez l’ « entrisme » émirati en Europe, et plus particulièrement en France, les deux pays entretenant des liens géopolitiques, économiques et même religieux. Ce qui, sur ce dernier point, n’est pas sans poser problème selon vous.
Absolument, car cela conditionne beaucoup de choses. Le fait qu’Abou Dabi soit devenue en quelques années l’un des partenaires stratégiques et militaires privilégiés de la France, pousse Paris à se taire sur nombre de méfaits de la part des Émirats. D’un point de vue religieux, Abou Dabi cherche à contrer ce que l’on appelle l’islam politique – le wahhabisme et le salafisme, défendus par ses amis saoudiens, l’étant tout autant que la confrérie frériste -, en essayant de lancer de grandes OPA sur des mosquées françaises. Ils ont essayé avec Évreux, en Normandie, (nord-ouest), sauf qu’ils ont raté. Ils ont en revanche réussi à soutenir quelqu’un à la Grande Mosquée de Paris, d’origine algérienne, ce qui leur convient.
Dans une certaine indifférence, et à une période idéale au moment où les autorités et les Français étaient concentrés sur la crise sanitaire due au coronavirus, l’OPA des EAU se poursuivait sur les instances de l’islam dans l’Hexagone. Notamment lors du ramadan, l’an dernier, disputé dans les médias par le Covid-19, alors que la fête religieuse est toujours l’occasion d’évoquer l’islam en France. Beaucoup, par le passé, ont dénoncé les initiatives du Qatar pour « s’approprier » le culte musulman au sein du pays ; c’est oublier trop rapidement de se pencher sur son rival régional, qui a discrètement lancé depuis quelques années une campagne pour mettre la main sur l’islam de France.
Ce qui a des répercutions jusque dans le Maghreb, estimez-vous.
Abou Dabi, dans ce « dossier », est effectivement du côté des Algériens. En France, cette proximité s’était déjà manifestée au moment de la visite, en 2019, de la mosquée « marocaine » d’Évry-Courcouronnes, en banlieue parisienne, par un ancien ministre émirati. Venu, selon certaines sources, ni plus ni moins en repérage. Mais sans résultat, puisque la mosquée, enregistrée sous la bannière de l’Union des mosquées de France (UMF), proche du Maroc, est restée dans le giron chérifien.
Mais en définitive, c’est donc également la tension historique entre Marocains et Algériens (au sein de l’islam de France mais pas que) qui se poursuit, à travers la politique religieuse d’Abou Dabi, avec une proximité claire et nette entre l’Algérie et les Émirats, ces derniers investissant massivement dans ce pays depuis des années. Influençant, au passage, sa vie politique.
Les EAU vont bientôt faire face à un problème majeur : l’épuisement des ressources en eau, alors que la population s’accroit. Vous semblez voir d’un mauvais œil les « avancées » technologiques mises en place, comme la désalinisation ou la « traite » des nuages.
Je les inscris dans une stratégie de conquête globale : le land grabbing [l’accaparement des terres, ndlr]. Il y a l’eau, certes, pour laquelle les Israéliens pourront mettre en place des transferts de compétence à destination de leurs nouveaux alliés émiratis. Il y a aussi la conquête des ports, à travers DP World (l’ancienne Dubai Port Authority), mais surtout l’exploitation agressive des mines de matières premières, en concurrence avec la Chine. Mais également le haro sur l’ « économie verte », les Émirats ayant très vite compris l’importance du développement durable, avec la raréfaction des énergies fossiles… à laquelle ils ont bien contribué !
En 2009, Dubaï faisait feu de tout bois et carburait à tout va pour émerger du désert. A tel point qu’elle avait décroché la palme de la pire empreinte écologique du monde à ce moment-là. Petit à petit, elle a réorienté sa politique pour se concentrer sur le développement durable, et, aujourd’hui, tout ce qui fait business en la matière, dix ans plus tard. Comment pouvait-elle faire autrement, elle qui est devenue au fur et à mesure spécialiste de l’achat de terres riches de tous les métaux rares (lithium, etc.), indispensables à l’économie verte ? Mais ce faisant, Abou Dabi est devenue en quelques années la spécialiste numéro 1 de la contrebande de ces métaux, en Afrique, avec la Chine notamment.
Selon vous, l’influence des EAU ne fera que grandir, dans les années à venir, certains pays comme les États-Unis se servant de la Confédération pour faire le lien entre Occident et Asie. Ne faudrait-il pas plutôt tenter de « raisonner » ces derniers ?
C’est certain, cette influence ne fera que grandir, car c’est le retour des puissances régionales au Moyen-Orient, carrefour civilisationnel, au même titre que la Turquie, l’Iran, la Russie et le Qatar. Mais raisonner qui ou quoi ? Qui serions-nous pour le faire en termes de realpolitik ? Les Émiratis ont leur agenda, sur le dos des autres parfois – n’ont-ils pas essayé de « liquider » leurs rivaux et voisins qataris ? Abou Dabi pourrait jouer un rôle de médiation, afin de gérer les crises moyen-orientales, mais à mon avis, elle s’est détournée du multilatéralisme et de nombre d’organisations internationales.
D’autres pays ont marqué des points durablement, comme le Qatar, en première ligne dans le dossier afghan, notamment en ce qui concerne le rapatriement des réfugiés. Avec le retrait américain de la région, de nombreux États voudront sans doute se disputer les faveurs occidentales et jouer les médiateurs. Pour rappel, Abou Dabi héberge une base militaire française, quand le Qatar « accueille » les Américains. La rivalité (géo)politique entre les deux ne fait sans doute que commencer.
