D’après le chercheur Sébastien Boussois, Riyad n’est pas franchement rompue aux changements.
Un mois après la normalisation dite historique entre Israël et les Emirats arabes unis, dans le cadre des accords Abraham, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo appelle de nouveau l’Arabie saoudite à pousser pour que ses relations diplomatiques avec l’Etat hébreu s’enclenchent dans les mois à venir. On comprend bien le zèle de ce dernier, à quelques semaines de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, à vouloir poursuivre ce que Trump considère comme une avancée vers la paix. Mais les choses ne sont pas aussi simplistes et le monde binaire du président américain est loin de la réalité.
Dissensions
Il ne suffit pas de signer sur le papier la « paix » pour qu’une dynamique de paix régionale en émane. De cela, on est à peu près sûr. Quant au reste : inciter sans préparation les deux pays à se normaliser, c’est aussi provoquer le risque d’une incompréhension supplémentaire dans les opinions, et accentuer la crise identitaire que connaît à l’heure actuelle le monde arabe, quitte à renforcer le camp chiite, qui resterait alors le dernier rempart du monde musulman contre Israël. Car s’opposer à Israël reste un fonds de commerce encore rentable dans la région ; signer pour affaiblir l’Iran et se retrouver avec une République islamique galvanisée qui verrait son rôle de phare de la résistance à l’Occident renforcé.
De toute façon, à l’époque de la signature de l’accord, le royaume saoudien avait clairement dit qu’il ne suivrait pas l’exemple de son allié émirati dans la région. Cela tombait bien puisque l’on annonçait une éventuelle normalisation entre Tel-Aviv et d’autres pays musulmans avant, comme le Soudan, la Mauritanie. Ce qui permettait à Mohamed ben Salman, pressé par la Maison-Blanche, de gagner du temps et d’éluder pour le moment le sujet. D’autant que l’engagement du micro-confetti géographique que sont les Emirats n’a pas tout à fait les même conséquences qu’un engagement saoudien, longtemps autoproclamé leader du monde arabe, dans une normalisation avec l’Etat hébreu.
Il faut dire que la normalisation des relations entre Abou Dhabi et Israël était plutôt logique et posait moins de problèmes de conscience pour les Arabes. Petit pays au succès fulgurant, avec un instinct de survie à l’israélienne, disposant d’une faible population qui est largement aux manettes de la destinée du pays, avec une économie diversifiée donc une certaine stabilité, Abou Dhabi n’incarne de plus absolument rien dans l’histoire du monde arabe. Ce n’est pas un pays particulièrement apprécié par les Arabes, et ce encore plus depuis les printemps arabes et la contre-révolution engagée par Mohamed ben Zayed contre les évolutions démocratisantes régionales. Signer avec Israël n’engageait que lui-même dans la région et dans un contexte trouble, lui garantissait un soutien de plus au moment où quelques dissensions apparaissaient avec l’Arabie saoudite. Sans parasitage idéologique, l’alliance était tout bénéfice pour Tel-Aviv et pour Abu Dhabi. Business avant tout, d’autant que les deux États disposent d’une forte capacité adaptogène dans leur diplomatie. Il fut un temps, par exemple, où Israël et Turquie étaient de solides alliés, avant 2010…
Mirage
Ce n’est pas tout à fait la même chose pour la politique saoudienne. Riyad, plutôt dans l’inertie diplomatique depuis des années, a toujours les mêmes alliés et toujours les mêmes ennemis. Le pays n’est pas franchement habitué au changement, ce n’est rien de le dire. Où le choc idéologique d’une normalisation avec Israël serait le plus violent, c’est de par son rôle de gardien des lieux saints de l’islam dans lequel Riyad restera éternellement coincé. Le monde musulman du Moyen-Orient et du reste du monde n’est pas prêt à ce qu’il considérerait comme une trahison. Dotée d’une population de 34 millions d’habitants peu excitée par le bouleversement géopolitique, l’Arabie saoudite est également loin d’être aussi mâture dans sa capacité de développement et de diversification économique que les Emirats et peut représenter un danger à tout moment pour ses partenaires.
Alors que Mohamed ben Zayed est un militaire, un dirigeant visionnaire, structuré et responsable du redéploiement géostratégique de son pays dans la région souvent certes à l’excès, prêt à tout pour garantir sa survie, le prince héritier ben Salman est à la tête d’un grand pays qu’il n’est pas possible de reconditionner aussi rapidement, d’autant qu’il n’a apporté qu’insécurité dans ses choix de batailles régionales comme au Yémen, et scepticisme dans sa capacité de parvenir à garantir le succès de la Vision 2030. Comment faire avaler aux Saoudiens une telle trahison en assumant une réconciliation avec Israël ? Cela se prépare, cela prendrait des années. Dans un monde utopique, c’est beau. Un accord doit être win-win pour les deux parties : Emirats arabes unis et Israël ont de quoi partager, mais quid de l’Arabie saoudite, qui depuis des années est au bord du gouffre économique, avec la chute des cours de pétrole, et pourrait aussi constituer un fardeau pour ses nouveaux alliés ?
Enfin, un tel accord serait un bouleversement civilisationnel majeur mais largement improvisé pour satisfaire quelques électeurs outre-atlantique. Une telle alliance et une normalisation des relations, soyons-clairs pour avant tout contenir en apparence l’ennemi iranien, aurait certes une forte portée symbolique, mais ne ferait que torturer un peu plus l’identité du monde arabe déjà malmenée. Et c’est bien là un risque réel d’augmenter les tensions pouvant conduire à de nouvelles guerre internes au sein du monde arabe, en prétendant œuvrer pour une paix de façade : un lifting diplomatique qui ne tiendrait pas longtemps et ne ferait que renforcer le camp idéologique qu’incarne Téhéran.
On pourrait être dans toute la région confronté à une logique de vases communicants faisant glisser la résistance à l’ordre mondial actuel qui existe encore un peu dans le monde sunnite vers le camp chiite et ses alliés. Les musulmans sunnites, disposant longtemps des institutions de médiation de la région comme la Ligue arabe, pourraient voir en l’Iran résistant, aussi critiqué soit-il par ailleurs, leur nouvel outil de résistance. Sans préparation durable de l’accord dans les sociétés arabes, la paix ne sera qu’un mirage de plus. De quoi creuser encore le fossé dans le monde arabe entre leurs dirigeants et les populations. Une vraie nouvelle bombe à retardement.
Crédits photo : Donald Trump et Mohamed ben Salman à Washington le 14 mars 2017 (AFP).
