Les Emirats arabes unis, derrière l’ombre médiatique de leur allié saoudien, avancent leurs pions sur l’échiquier du Moyent-Orient.
On ne peut montrer du doigt, depuis la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, l’empressé prince héritier Mohamed ben Salman (MBS), qui ne voulait être contesté par personne, sans revenir sur ses liens avec son mentor, Mohamed ben Zayed (MBZ), prince héritier d’Abou Dabi, de vingt-quatre son aîné. Et qui pourrait être son père, quitte à l’influencer à l’extrême, lui qui manque terriblement d’expérience en politique. Dans le tumulte ambiant qui agite une fois encore le Moyen-Orient et ses alliés occidentaux, s’il y a bien un pays qui se fait encore plus petit qu’il n’est et discret depuis plusieurs semaines, ce sont bien les Emirats arabes unis (EAU).
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Il suffit de taper le nom du pays pour se rendre compte que le monde a soudainement détourné son attention de Dubaï et d’Abou Dabi. Ce qui arrange bien le pays, qui ne voulait sans doute pas être démasqué dans son rôle de déstabilisateur régional depuis deux ans. Ainsi que pour son lobbying pour l’ascension si rapide de son poulain saoudien. Or, pour plusieurs raisons, au-delà de l’Arabie saoudite et de MBS, c’est bien sur MBZ qu’il faudrait s’attarder, pour mieux comprendre le glissement radical de Riyad depuis plusieurs mois. Le tournant sécuritaire qu’a pris l’Arabie saoudite n’est pas totalement déconnecté du glissement des Emirats, depuis plusieurs années, d’un îlot relativement libéral à une forteresse extrémiste.
La pire entreprise conjointe
Il est loin, le temps d’avant les Printemps arabes, quand Dubaï faisait rêver. Si la crise financière est aussi passée par là, c’est avant tout le développement étrange de la relation émirato-saoudienne qui a durci toute la politique régionale. Des EAU relativement libéraux et une Arabie saoudite qui ne se réformait pas. Curieusement, ce tandem a tenu grâce à la relation très personnelle qui se construira plus tard entre les deux princes héritiers. Cette personnalisation émiratie du pouvoir n’est pas une surprise, elle est un apanage régional en réalité, mais son enracinement s’explique de manière conjoncturelle : l’accaparement du pouvoir par la famille royale d’Abou Dabi, les Al Nahyan, s’est fait subtilement et a été accéléré par la faillite économique de Dubaï. Délaissée par la capitale, l’émirat a dû abandonner une grande partie de ses pouvoirs constitutionnels à la dynastie régnante.
Et la vision de plus en plus sécuritaire des Emirats, à laquelle tient MBZ, n’est pas due au hasard. Le prince héritier a gravi les échelons politiques de la Défense tout au long des années 1990. Tout comme, un peu plus tard, MBS qui a connu la même « éducation » que son homologue émirati. Propulsé ministre de la Défense en 2015, le « fils préféré » du roi Salman a tout naturellement militarisé un peu plus encore la tête du pouvoir saoudien, lorsqu’il a été désigné prince héritier en 2017. La pire entreprise conjointe des deux jeunes leaders ? La guerre catastrophique qu’ils mènent actuellement au Yémen voisin, pour venir à bout de la rébellion des rebelles Houthis, soutenus par l’Iran.
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Considéré à ce jour comme « la pire crise humanitaire du monde » par les Nations unies (ONU), le conflit, longtemps resté dans l’ombre médiatique, a ressurgi après les révélations récentes impliquant des « haut placés » saoudiens dans l’affaire Khashoggi. La guerre yéménite reflète en tout cas la détermination sans failles des deux hommes à détruire un pays pourvu qu’ils viennent à bout de leur ennemi. Sans parler des camps de torture gérés par les EAU, la malnutrition et la famine engendrées, les bombardements sur des rassemblements de civils…
« A la Saddam Hussein »
Comment les Emiratis, cachés derrière l’Arabie saoudite – officiellement à la tête de la coalition arabe qui intervient au Yémen -, ont-ils pu en arriver là ? Pourquoi les médias ne se concentrent-ils quasiment uniquement que sur MBS et les Saoudiens, compagnons bancals d’Abou Dabi ? Dans cette guerre sans merci, pour rappel, les dirigeants émiratis ont, tout comme Riyad, fait appel à des mercenaires, par exemple. Avec, en (toute) fin de compte, un objectif commun : profiter de la déstabilisation de leur ennemi qatari, depuis le début du blocus imposé par Riyad en 2017, pour sécuriser leurs ports, grâce à une plus grande ouverture, via le Yémen, vers la région du sud du Golfe et l’Océan indien. Car si l’Arabie saoudite à déjà depuis des décennies un rôle de phare régional, notamment depuis l’effondrement du panarabisme et la mort de Nasser, il n’en était pas de même pour les EAU.
En attendant, ce sont MBS et sa garde rapprochée qui sont montrés du doigt dans les médias et l’opinion (à juste titre), pendant qu’Abou Dabi avance stratégiquement ses pions pour conquérir ce rôle d’énième puissance régionale disputé à Doha. Reprochant au Qatar d’avoir soutenu des alternances douteuses, selon lui, en 2011, notamment par la voix des Frères musulmans, Abou Dabi a trouvé l’argument idéal pour ce faire. Même s’il convient de rappeler que MBZ, qui taclait Doha pour ses accointances fréristes, rencontrait récemment les leaders du parti yéménite Islah, de la même obédience… Au lieu de la transition sociétale et du développement espérés pendant quelques mois en Arabie saoudite, l’on assiste aujourd’hui, petit à petit, à l’émergence sans précédent d’un axe sunnite dictatorial, « à la Saddam Hussein », destiné à éliminer toute opposition à leur politique de reconquête de la région entière.
