Dans son dernier ouvrage, l’auteur cherche à mettre en exergue le retour de la logique de blocs au sein du Moyen-Orient.
Le dernier ouvrage de Gilles Kepel, intitulé mystiquement Le Prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au djihadisme d’atmosphère (Gallimard, février 2021, 336 pages), a tout d’un OVNI – à l’image du ciel ombrageux et tourmenté chargé d’hostilité qui nous entoure actuellement – dans la carrière éditoriale du chercheur. « Prophète » renvoyant aux accords d’Abraham signé entre Israël et un certain nombre de pays arabes ; « pandémie » renvoyant à ce que l’on connait le mieux, cette année, dans le monde entier, comme facteur totalement déstabilisateur des écosystèmes géopolitiques pris dans une fièvre généralisée.
Sans être un journal au jour le jour d’un spécialiste du Moyen-Orient analysant tous les événements importants pour la région en 2020, il a quelque chose du carnet de bord, dans lequel il dresse la liste non exhaustive des faits récents qui augurent de nouveaux temps encore plus obscurs pour la région. Et pour lui, deux événements majeurs conditionnent ce monde oriental d’après : le Covid-19 et l’effondrement des cours du marché pétrolier.
Logique de blocs
Emboitant le pas à Samuel Huntington et son fameux « choc des civilisations », Gilles Kepel voit des tendances radicales s’enraciner et finir de diviser durablement la région. D’un côté, un certain nombre de pays arabes, Emirats arabes unis, Maroc, Soudan (et quelque part indirectement l’Arabie saoudite qui chapeaute de son couvercle d’autorité cette cocotte-minute sunnite), qui sous l’impulsion de l’ancien président américain, Donald Trump, sont venus se « corrompre » avec Israël, c’est-à-dire renforcer un front anti-Iran – quitte à abandonner une fois de plus l’illusion encore chère à certains musulmans de la communauté des croyants (oumma). De l’autre, un axe « fréro-chiite », qui rassemble les grandes autres puissances régionales. Voilà ce que l’auteur appelle « la fracturation du Golfe », qui n’est autre que l’épicentre d’une secousse beaucoup plus large.
Panorama, parfois un peu fouillis, de ce qui grouille, bout, explose dans la région, Gilles Kepel cherche à relier toutefois chacun des événements survenus en 2020 à une tendance durable, qui serait celle des puissances régionales agitant avec raison d’Etat les raisins de la colère de part et d’autre du monde arabo-musulman pour leurs propres intérêts. Hélas, pas besoin d’être expert de la région pour constater que tout va mal, que les « Printemps arabes » ont cédé la place à des automnes moyen-orientaux désespérants.
L’auteur cherche quant à lui à mettre en exergue ce retour de la logique de blocs à travers certains éléments-clés, en ne rendant responsable que l’islam dit politique – ou presque. La réislamisation de Sainte-Sophie et de Saint-Sauveur-in-Chora, par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Istanbul, la résurgence du choc chrétiens/musulmans, le retour de la Russie résistante dans la région face aux influences occidentales ou déléguées, à la suite du désengagement américain, le chaos libyen divisé entre partisans d’un gouvernement reconnu par l’ONU et d’un non reconnu que la France continue de soutenir, l’explosion au port de Beyrouth l’été dernier, reflet de décennies d’impuissance politique, de négligence, et de gabegie d’un pouvoir sunnito-chiite tiraillé entre influences étrangères cherchant là leur propre intérêt, et faisant bientôt du Liban un Etat failli, comme tant d’autres dans la région.
Autoritarisme sans fin
Au milieu de ce bourbier et de la division, ce que Gilles Kepel appelle le « djihadisme d’atmosphère » prospère, sur le retour des dictatures, la crise économique et sociale, mais également sur la pandémie. Il reste un refuge, une réponse, un outil de résistance face à cet effondrement global en cours ou à venir. Il se maintient ou se répand jusqu’à la France, comme souvent, en Autriche à Vienne, avec un mot d’ordre selon l’auteur : la vengeance du prophète. Mais pas que : au-delà de la victimisation trop souvent chère à la région, c’est aussi la quête désespérée d’une aire politique en quête d’autonomie, d’identité, de prospérité dans l’ère de l’après-pétrole, qui s’amorce irrémédiablement. Ceci dans un contexte politique où nous savons tous que l’explosion générale n’est qu’une question d’années. Chute des ressources, non diversification des économies, crises mondiales à répétition, absence de démocratisation durable, etc.
L’ouvrage néglige probablement un fait d’armes essentiel à l’enfoncement de la région dans des sables mouvants anti-démocratiques sans issue depuis dix ans : le rôle de certains de nos alliés, Saoudiens et Emiratis notamment, propres à vouloir mettre en place leur vision du « Nouveau Moyen-Orient » à la George W. Bush, en plaçant militaires et dictateurs de la nouvelle vague dans tous les pays où la rue avait essayé de s’exprimer. C’est cet autoritarisme qui conduira au chaos pour des décennies encore, car l’espoir a laissé place désormais au désespoir. Les divisions viennent bien également d’acteurs-clés qui cherchent à prendre ou garder le leadership, Emirats et Arabie contre Turquie et Iran en tête, mais aussi à offrir au monde arabe la vieille solution autocratique comme argument numéro un de la « lutte contre le terrorisme » et contre le chaos.
Ce n’est pas, et nous le savons, une option à long terme. L’Europe ira mieux, quand le monde arabe se portera moins mal. La France est une caisse de résonance phénoménale des tremblements de terre qui s’y passent. Venir à bout de l’autoritarisme sans fin est l’une des clés vers la fin de l’islamo-résistance qui s’essouffle sur le terrain politique – mais pas social. Une parmi beaucoup d’autres.
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