Entre les Émirats et l’Arabie saoudite, « la crise est loin d’être réglée »

Pour Sébastien Boussois, politologue, l’axe saoudo-émirati n’est plus ce qu’il était ces dernières années.

Les deux appétits devaient un jour se rencontrer – à défaut de s’affronter, pour l’instant. En s’opposant ouvertement, lors du dernier sommet de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), à la politique de maintien des prix du baril de pétrole souhaitée par Riyad, qui a besoin de cash pour mener à bien ses réformes (économiques, sociales), Abou Dhabi a rappelé à son voisin saoudien qu’elle avait, elle aussi, quelques ambitions à faire valoir sur la scène régionale. Le même jour, le royaume saoudien a mis fin aux tarifs préférentiels dont bénéficiaient les marchandise en provenance de zones franches, comme… Dubaï. Engrenage du pire, entre Émiratis et Saoudiens, ou simple bisbille entre alliés ? Nos question à Sébastien Boussois, politologue et spécialiste de la région.

Depuis des années, Arabie saoudite et Émirats arabes unis s’entendent sur tous les sujets régionaux, de la guerre au Yémen au blocus contre le Qatar. Faut-il voir dans le désaccord exprimé par Abou Dhabi sur la stratégie de l’OPEP, un acte de défiance fondateur vis-à-vis de Riyad, ou cela relève-t-il simplement de la conjoncture ?

Sébastien Boussois : Effectivement, depuis des années, l’axe saoudo-émirati est extrêmement solide et tient bon dans un contexte régional instable, depuis les « printemps arabes », ainsi que face à l’Iran. Car les EAU, au fond, ont toujours eu des rêves de grandeur ; ils ont bien compris qu’il fallait s’allier à un partenaire régional majeur pour pouvoir gravir les échelons de la conquête du Moyen-Orient. Et tout les rapprochait : lutte contre les Frères musulmans, contre le Qatar, contre la République islamique, soutien à des régimes forts et contre-révolutionnaires arabes, intérêts communs au Yémen et en Libye, lutte contre la Turquie.

Sauf qu’il y a eu le fiasco de la guerre au Yémen, précisément, dans lequel Mohammed ben Salman (MBS), le prince héritier saoudien, a entraîné Mohammed ben Zayed (MBZ), son homologue d’Abou Dhabi, et cela sans parvenir à endiguer la montée de l’influence iranienne ni venir à bout de la rébellion houthiste. Abou Dhabi, qui fonctionne, tout comme le Qatar, en nouant des alliances pragmatiques et en essayant de tirer profit de la force des plus grands, a également beaucoup perdu au moment du blocus contre Doha. Économique, notamment, avec la fuite de quelque 350 000 commerçants iraniens devenus persona non grata.

De plus, la mise à l’écart de MBS, après l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, a poussé MBZ à s’écarter de son « encombrant » voisin saoudien, dans un contexte régional où d’autres acteurs vont de plus en plus peser politiquement à l’issue du désengagement américain. D’ailleurs, face à une Turquie agressive et proactive dans la région, les EAU ont fait le choix de la carte israélienne, que n’ont pas encore adoptée clairement les Saoudiens. Dans les années à venir, MBZ devrait ainsi poursuivre son ascension régionale, tandis que MBS, qui aurait pu lui barrer la route bien avant, dans cette quête du leadership sunnite, semble en fâcheuse posture.

Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

En admettant que le roi Salman [d’Arabie saoudite, ndlr] meure demain, il y a fort à parier que son fils, MBS, accèdera au trône. Mais MBZ, sans se fâcher ouvertement avec lui, aura placé quelques pions sur l’échiquier régional pour ne pas être à sa merci. C’est un fond global de craintes et d’incertitudes qui a débouché sur la crise récente au sein de l’OPEP, où les EAU ont prôné une augmentation de la production pour compenser ses pertes économiques récentes, pendant que Riyad voulait ralentir la production pour les deux années à venir. On assiste un peu à une partie de poker entre les deux « alliés », qui partagent un objectif commun : devenir le phare de l’islam sunnite en assurant sa propre survie économique, ce qui n’est pas une mince affaire, dans l’ère de l’après-pétrole qui arrive.

Que ce soit sur le plan commercial ou diplomatique, les Émirats se sont beaucoup rapprochés d’Israël ces dernières années – le ministre des Affaires étrangères hébreu, Yaïr Lapid, vient de passer quelques jours à Abou Dhabi, où il a inauguré l’ambassade israélienne. Selon vous, les Émiratis entendent-ils faire cavalier seul ou souhaitent-ils, au contraire, « détrôner » les Saoudiens en tant que patrons de facto du Conseil de coopération du Golfe ?

C’est une vraie question, qui s’inscrit dans ce que je disais précédemment. L’Arabie saoudite a une mauvaise image, tout comme son prince héritier, tandis qu’Abou Dhabi a peu ou prou réussi son entreprise de brainwashing en se vendant, notamment auprès de l’Europe, comme un pays modéré, libéral, chantre de la laïcité, paradis touristique aussi bien que fiscal. Bref, un pays où il fait soi-disant bon vivre et où tout le monde rêve d’aller passer ses vacances. De plus, la normalisation des relations avec Israël rassure un bon nombre de partenaires occidentaux, qui se félicitent qu’un pays arabe puisse accepter l’existence de l’État hébreu, au-delà du business, par le commerce et la culture.

Abou Dhabi a très bien joué son coup, car tout ceci rend les Émirats acceptables et présentables, respectables et attractifs. Mais ça ne doit pas faire oublier cette « poudre aux yeux », cet amoncellement de mirages qui recouvrent une situation politique en réalité peu louable, où les droits humains sont remis en question, à l’inverse du blanchiment d’argent et des jeux d’influences tous azimuts. MBZ a donc une carte à jouer avec l’Occident qui ne peut se vendre à Riyad. Et l’Exposition universelle « Dubaï 2020 », reportée d’un an pour cause de Covid-19, s’ajoutera au spectacle, tant les Émiratis l’ont vendue comme « la plus grande Exposition universelle de l’histoire ».

En fin de compte, cette brouille sur fond de cours pétroliers n’est-elle qu’une simple broutille, comme cela s’est déjà vu par le passé entre les deux « alliés » du Golfe, ou faut-il s’attendre à des répercutions plus profondes, sur le long-terme, et potentiellement plus inquiétantes pour la sécurité de la région ?

Ces histoires de prix du baril de pétrole, d’OPEP, de leadership, se suivent et ne se ressemblent pas. En avril 2020, l’Arabie saoudite, toujours au bord du gouffre économiquement, avait subitement décidé d’augmenter la production de pétrole ; ce sont les Émirats qui demandent cette fois la même chose, s’opposant frontalement aux autres membres de l’Organisation. Et malgré certains rapprochements, les tensions restent vives entre les pays du Golfe, quant aux directions à prendre pour les années à venir, encore une fois avec l’ère post-pétrole qui arrive.

Chaque membre possède son propre agenda et ses propres urgences économiques, qui conditionnent souvent l’édiction de nouvelles règles de production pour le futur. Pour Abou Dhabi, il y a urgence à augmenter la production de pétrole pour pallier aux pertes économiques importantes subies pendant une année de pandémie, et augmenter ses rentrées de devises au plus vite. Cet événement, au sein de l’OPEP, doit-il être vu comme le signe d’une rupture violente à venir entre MBS et son mentor émirati ? Pas sûr. Ce qui l’est, en revanche, c’est que cela ne peut a priori que servir l’assise du Qatar dans ce concert des tensions locales. Et à l’instar de Doha, Abou Dhabi fait désormais peser la menace de quitter l’OPEP, si leurs exigences personnelles ne sont pas satisfaites. La crise est donc loin d’être durablement réglée.

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