Au Liban, les rouages d’une bataille politique et judiciaire contre l’impunité

« Le sentiment d’impunité de la classe politique libanaise est l’un des pires maux qui ronge le pays ».

Une année et demi s’est écoulée depuis l’effroyable explosion du 4 août 2020 du port de Beyrouth sans que justice n’ait été encore rendue aux familles des centaines de morts, aux milliers de blessés et aux centaines de milliers de sans-abris. L’enquête du Juge d’instruction Tarek Bitar fait face à une opposition politique sans précédent d’une partie de la classe politique libanaise. Une fois de plus l’impunité semble dominer au pays des Cèdres.

Le nouveau gouvernement libanais est à nouveau bloqué depuis plus d’un mois en raison d’une opposition entre, d’une part, le Président de la République, le Général Michel Aoun, et son Courant Patriotique Libre (CPL), et d’autre part, l’inamovible Président de la Chambre des représentants, Nabih Berry (l’ancien chef de guerre de la milice Amal, son parti politique).

Acharnement

Alors que le Président Aoun, au travers du ministre de la Justice (nommé par son courant politique) exige, depuis des mois, le respect de l’enquête et la comparution devant le Juge d’instruction Bitar des ministres inculpés, le Président de la Chambre tente quant à lui, d’obtenir par tous les moyens le désistement du Juge d’instruction Bitar et le renvoi de l’affaire devant la Haute Cour de Justice, une juridiction spéciale désignée par le Parlement et seule compétente, selon lui, pour juger les Ministres et Premiers-Ministres. Rappelons que les deux précédents juges d’instruction désignés sur l’enquête avaient été destitués.

Dans sa tentative de faire pareil avec le Juge Bittar, Nabih Berri peut compter sur le soutien du Hezbollah, du « Club des anciens Premiers-Ministres » (en ce compris Saad Hariri) et plus discrètement du « Parti Socialiste » Walid Joumblat. De son côté, et malgré son entente avec le Hezbollah, le Président Aoun refuse toujours le renvoi de l’affaire devant une juridiction spéciale et le désistement du juge Bitar. Coupant l’herbe sous les pieds de ceux qui revendiquent une quelconque immunité, le Chef de l’État libanais avait même déclaré être prêt à comparaître devant le Juge Bitar si celui-ci devait le réclamer.

L’acharnement du camp opposé, s’explique par le fait que deux des anciens Ministres inculpés, à savoir l’ancien ministre des Finances Hassan Khalil, et l’ancien ministre des Travaux publics, Ghazi Zaiter, sont de confession shiites et proches du Président du parlement, Nabih Berri. Deux autres inculpés, à savoir l’ancien Premier-Ministre Hassan Diab et le Ministre de l’intérieur Nohad Machnouk (un ancien membre du Courant du Futur de Saad Hariri), tous deux sunnites, sont quant eux soutenus par le « Club des anciens Premiers-Ministres » (un poste dévolu dans le Liban sectaire aux Sunnites) et de la plus haute instance religieuse Sunnite.

Malgré les multiples convocations et mandats d’arrêts émis par le juge Bitar, ces derniers refusent toujours de se présenter devant le juge d’instruction. Entretemps, les ministres ont introduit pas moins d’une quinzaine de recours dilatoires pour tenter de faire destituer le juge Bitar. Jusqu’à présent, toutes leur demandes ont été rejetées par la Cour de cassation. Malgré cela, le directeur général des forces de sécurité intérieure, le Général Imad Othman, un proche du clan Hariri, refuse toujours d’exécuter les mandats d’arrêts émis par le juge d’instruction Bitar.

Impunité

Il est temps d’admettre que le sentiment d’impunité de cette classe politique libanaise issue pour beaucoup du système féodal ou pire des rangs des milices sectaires est l’un des pires maux qui ronge depuis des décennies le pays des Cèdres. Le même constat peut-être fait sur tous les dossiers de corruption dont a été saisie la justice libanaise. Voilà déjà plus de deux ans que le peuple libanais s’est soulevé contre la corruption endémique qui frappe le pays. Jusqu’à présent aucun responsable politique n’a sérieusement été inquiété par la justice. Même les demandes d’entraides judiciaires de la justice Suisse à l’encontre du Gouverneur de la Banque du Liban, Mr. Riad Salamé pour des faits de corruption au Liban dorment dans les tiroirs de la justice. Pire celui-ci est encore en poste malgré les nombreuses enquête criminelles à son encontre dans divers pays européens.

Les rares juges qui tentent de s’attaquer à la corruption sont systématiquement combattus, voir écartés. Le juge d’instruction Jean Tannous a été écarté du dossier Riad Salamé à la suite d’une procédure intentée par une institution financière concernée par le dossier. Le Président de la cour d’appel de Beyrouth, le Juge Habibi Mezher (un proche du Président de la chambre, Nabih Berri) avait annulé la décision de gel des avoirs de Riad Salame. Et, ce n’est évidemment pas un hasard si ce même Président de la cour d’appel a bloqué l’enquête du Juge Bitar pendant plus d’un mois suite à une plainte d’un des ministres inculpés dans l’explosion du port.

La procureure Ghada Aoun, que certains au Liban comparent au juge italien Giovanni Falcone qui luttait contre la mafia, a tout récemment fait les frais de s’attaquer à la caste financière au Liban lorsqu’elle a tenté de mettre à jour les transferts de fonds illégaux vers l’étranger de la part de certains acteurs économiques et politiques libanais durant ces deux dernières années. Afin de contourner l’opacité du système financier libanais établi par une loi très stricte sur le secret bancaire, cette dernière a perquisitionné la société Mecattaf de transport international de fond. Durant sa perquisition, celle-ci se serait carrément vue notifier une décision de dessaisissement de son supérieur le Procureure de la république Ghasan Oueidat (sans surprise un proche du clan Hariri et de Nabih Berri) par l’avocat de la société Mecattaf.

Comme le révélait le journal Suisse Neue Zürcher Zeitung dans un article du 9 décembre 2021, les données récoltées par la juge Ghada Aoun dans les ordinateurs de la société Mecattaf ont révélés d’énormes transferts de fonds liquides et de métaux précieux pour une valeur de plus de 5 milliards de dollars et dont la source semble jusqu’à présent indéterminée (certaines hypothèses parlent même le transfert d’or en provenance de Syrie ou d’Irak). Il semble que plus d’un milliard de dollars se soit échappé déjà vers les banques Suisses.

Législatives

Beaucoup soupçonnent que des sommes importantes aient été transférées durant les deux dernières années par des membres de l’élite politique et économique libanaise vers certaines banques européennes, alors que les celles-ci imposaient une restriction de facto (illégale) des transferts internationaux au reste de la population. Récemment, d’ailleurs, répondant à une question d’une journaliste, un député du parti progressiste socialiste dirigé par Walid Joumblat, avouait sans aucun scrupule sur un plateau de télévision que ce dernier avait effectivement fait fuir plus de 500 millions de dollars justifiant cela par le fait que cet argent devait servir pour des œuvres « caritatives ». Dans un pays où, comme le rappelait encore tout récemment dans son rapport préliminaire, le chargé de mission spéciale sur l’extrême pauvreté auprès des Nations Unis le Professeur Olivier De Schutter, les banques (mais également l’économie à travers des monopoles) sont détenues pour près de moitié par des personnes politiquement exposées, ce genre d’information ne surprend évidemment personne.

Dans ces conditions, on comprend aussi pourquoi l’audit juriscomptable réclamée depuis deux ans par la communauté internationale et signée avec la société d’audit Alvaez & Marsala soit toujours bloquée par cette même classe politique au grand dam une fois de plus du Chef de l’État libanais. En juillet dernier, l’Europe au travers de la voix de Josep Borell menaçait les dirigeants libanais de sanctions. Pourquoi ne pas commencer par sanctionner tous ceux qui ferait l’objet d’une procédure criminelle en Europe, y compris en Suisse, ou encore ceux qui bloquent le fonctionnement de la justice libanaise ?

Beaucoup de Chancelleries européennes (mais aussi américaines) semblent parier sur (voire même en finançant) sur les prochaines élections législatives de 2022 et tablant sur un changement de la classe politique libanaise, certains en prenant (naïvement) pour exemple les élections irakiennes. Or, quel que soit le résultat de ces élections, il semble évident qu’aucun changement ne sera possible aussi longtemps que la justice libanaise ne sera pas efficacement renforcée et rendue totalement indépendante dans sa lutte contre la corruption. Le peuple libanais en a assez des expressions d’empathie lénifiantes et des pantalonnades sur la lutte contre la corruption, il est temps pour l’Europe de joindre le geste à la parole et de sanctionner tout qui tente d’obstruer l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth et empêche la justice d’agir contre la corruption.

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