Les jeunes délaissés ont « besoin de figures de référence, de tuteurs de résilience », estime l’écrivain Rorik Dupuis Valder.
Difficile de chiffrer le phénomène des enfants des rues en Egypte, tant il semble mésestimé ou volontairement peu considéré dans l’esprit collectif, celui-ci ayant pris depuis quelques années une ampleur alarmante. Tandis que le gouvernement, sans doute dépassé par les évènements et prioritairement mobilisé sur le front antiterroriste, tente de minimiser la chose et commence seulement, timidement, à en mesurer l’impact sociétal, les quelques associations locales qui leur viennent en aide, telles que Caritas-Egypte, parlent d’un million de mineurs à la rue.
J’ai suivi et accompagné pendant près de deux ans quelques-uns de ces jeunes, dans les rues d’Alexandrie et du Caire. J’étais avant tout motivé par la nécessité d’aider ces enfants en détresse que je croisais régulièrement sur mon chemin, totalement livrés à eux-mêmes, isolés ou vivant en bandes, parfois très jeunes, traînant et dormant à même le trottoir.
Des enfants entre 7 et 15 ans, dont une majorité n’ayant en moyenne pas plus de 10-11 ans, vivotant de mendicité ou de petites tâches : passer un coup de chiffon sur les voitures, vendre quelques paquets de mouchoirs, bouquets de menthe ou citrons. Les plus débrouillards pouvant être recrutés par des plagistes et gérants de parkings sur la Corniche, ou pris sous l’aile de vendeurs ambulants, de boissons et de maïs grillé. Mais la plupart sont désœuvrés, n’ayant pas même le courage de faire la manche. Certains passants s’arrêtent, se débarrassant ainsi spontanément de leur mitraille, mais ils sont plutôt rares.
J’ai trouvé de jeunes garçons vifs, curieux, sensibles et étonnamment bien élevés, parfois violents entre eux, mais rarement insolents envers l’autorité. Au-delà de leur incroyable endurance, qui a immédiatement attiré toute mon estime, ce qui m’a d’abord frappé, mais cela je ne me l’explique pas précisément, c’est leur beauté. Peut-être est-ce la révolte qui les rend si beaux. De leur réputation de délinquants, voleurs ou bons à rien, je ne retiendrai que ce formidable instinct de survie qui en fait des êtres exceptionnels.
Une société à deux vitesses
La plupart ont fui ou ont été contraints de quitter le foyer, ils sont orphelins, victimes de violences familiales – maltraitances physiques, abus sexuels, rejet d’un beau-parent –, issus d’adultères ou conçus « hors des liens du mariage » ; victimes aussi de l’extrême pauvreté qui grandit dans le pays, notamment depuis les mouvements révolutionnaires de 2011.
On observe en effet la disparition de la classe moyenne, un écart qui ne cesse de se creuser dans les villes entre les plus pauvres et cette nouvelle bourgeoisie recluse dans des quartiers résidentiels, parfaitement anglophone, victime de l’impérialisme américain et du wahhabisme en vogue depuis le rapprochement du pays avec ses voisins de l’Est à la mort du grand Nasser au début des années 70.
Une société à deux vitesses, fracturée, régie par un déterminisme pesant, où le système éducatif est, sinon socialement discriminatoire, profondément inégalitaire. Les familles qui jouissent d’un certain statut – tirant pour la plupart leurs ressources du secteur tertiaire, d’activités pétrolières et immobilières entre autres –, inscrivent leurs enfants dans des écoles internationales privées (écoles de langues, anglaises, américaines, françaises, allemandes…), les établissements publics étant fréquentés par les familles les plus modestes – classes surchargées, enseignants peu valorisés, manque de matériel. L’égalité des chances reste un concept quelque peu farfelu pour ceux dont les privilèges de naissance assurent, au-delà même du manque d’éducation, d’instruction et de compétences, la réussite sociale.
Bienvenue au royaume de la voiture : l’individualisme comme progrès social. Voilà le vrai terrorisme : ce flot continu de voitures – souvent importées des pays du Golfe – et taxis atteints de névrose du klaxon, qui encombrent l’espace et vous privent de votre liberté de mouvement, comme une agression permanente. Des voitures partout, tout le temps, en n’importe quelle occasion, qui faucheraient les pauvres piétons sur leur passage si elles le pouvaient. Je pense à ces familles venues de Haute-Egypte dans l’espoir de trouver du travail en ville, quelle première impression elles doivent avoir de toute cette faune…
C’est peu dire que le pays souffre également d’une crise notable du tourisme (hôtels vides, bateaux de croisière à l’abandon, guides désœuvrés). L’Egypte ayant toujours « vécu » de l’industrie touristique, ce qui s’est révélé être un bon filon pendant de nombreuses années, s’est subitement évanoui. On le doit en partie à la propagande médiatique occidentale, qui s’est appliquée à se faire le relais de la violence politique et du terrorisme islamiste.
Une misère affective avancée
Il y a bien des associations qui œuvrent localement pour la cause des enfants des rues, mais on peut, au-delà du manque certain de moyens, douter légitimement de leur efficacité. À vrai dire il semblerait que la majorité de leur personnel consacre davantage de temps à analyser des problèmes dans des salles de réunion, si possible climatisées, plutôt qu’à trouver des solutions simples et concrètes. Rappelons qu’il y a urgence.
Que dire de ces organisations internationales et multiples ONG douteuses, inspirées par un idéal de démocratie, qu’elles ont la prétention de vouloir « apporter » – c’est-à-dire imposer – à des peuples qui s’en méfient, tout à fait légitimement, comme de la peste ? Celles-ci sont peut-être animées de bonnes intentions, mais constatant que ce n’est pas si évident de sauver le monde à distance, elles finissent par n’avoir pour vocation que de réclamer de l’argent et « organiser des événements pour la cause », de type « lâcher de ballons et parrainage d’enfants ». Il y a là une forme d’hypocrisie assez insupportable. On peut d’ailleurs se demander avec quoi sont rémunérés ces espèces de « chargés de missions » et autres « responsables » plus ou moins bidon. Il ne faut pas plaisanter avec ce sujet.
Quelque part j’en veux à ces associations, pour leur désinvolture, leur manque d’ambition ; je ne dénigre en rien leur travail nécessaire, elles sont certainement désarmées devant l’ampleur de la tâche, mais même avec peu de moyens, l’expérience l’a démontré à plusieurs reprises, on peut réaliser de belles avancées, pourvu qu’on soit à la hauteur du problème. Ce n’est pas en organisant des colloques ou en formant des rondes qu’on fera évoluer durablement les choses…
La bonne volonté n’est pas suffisante, agir efficacement auprès de ce public exige une certaine inventivité et de l’engagement. Ces jeunes ont besoin de figures de référence, de tuteurs de résilience en quelque sorte, c’est-à-dire des éducateurs affirmés et complémentaires, en qui ils puissent se retrouver, des gens qui les guident, les accompagnent, croient en eux et leur apportent l’affection et la reconnaissance dont ils ont été jusque-là privés.
La solution pour ces associations, quand elles le peuvent, est de réintégrer l’enfant dans sa famille. Pour que son cauchemar continue… A priori, un enfant ou adolescent qui quitte le foyer familial pour s’accrocher au premier wagon de train venu, ne le fait pas par caprice. Il fuit une misère affective particulièrement avancée. Un enfant qui se sent aimé n’a aucune raison de partir.
Cependant le risque de tomber sur de nouveaux bourreaux, au sein d’un foyer d’accueil par exemple, n’est malheureusement jamais à exclure. En témoignent ces nombreux cas d’agressions sexuelles impliquant des travailleurs humanitaires étrangers, qui ne feront que saboter et discréditer toujours plus le travail de longue haleine des honnêtes gens.
Un grand besoin de liberté
Il ne s’agit pas d’être dans la compassion permanente ni dans l’obsession médicale, mais de créer de vraies relations durables avec ces jeunes blessés. Rétablir un cadre sain, des repères, les faire jouer autant que les responsabiliser, car ils ont avant tout besoin d’être valorisés, de se révéler. Il est, à mon sens, important de ne jamais les sous-estimer, et de faire preuve, au contraire, d’une forme d’exigence bienveillante envers eux, ce dont ils vous seront toujours reconnaissants.
Il existe bien heureusement des personnes compétentes et motivées, particulièrement et sincèrement attachées à la protection de l’enfance, qui savent consacrer leur temps utilement à la cause. Mais ce n’est pas gagné. La difficulté, et c’est là une chose bien normale, est de parvenir à restaurer un lien de confiance entre ces enfants et le monde adulte qui les a trahis. Ils restent souvent réticents, et on les comprend, au fait d’intégrer une structure d’accueil, préférant la liberté de la rue. Ce qui rend leur suivi difficile.
On pourrait par exemple imaginer des foyers d’accueil qui soient, dans une certaine mesure bien entendu, en autogestion : les jeunes y seraient concrètement responsabilisés aux tâches quotidiennes et apprendraient, sous contrôle d’éducateurs spécialisés, l’autonomie et la vie en collectivité – gérer un budget pour faire les courses, cuisiner, faire le ménage, cultiver la terre –, étant ainsi amenés à se répartir les rôles et mettre en place des règles communes de fonctionnement.
Une journée dans une structure comme celle-là pourrait être rythmée par l’apprentissage de fondamentaux le matin (lecture, écriture, calcul), et des activités sportives et artistiques l’après-midi, selon un programme adapté et diversifié. Tout en privilégiant une pédagogie différenciée : les plus doués ou les plus motivés ont aussi l’occasion d’approfondir leurs connaissances.
Bref, il faut arriver à détecter chez chacun une envie, une prédisposition, un talent, le développer et en faire un élément indispensable pour la communauté. Les jeunes pouvant ainsi recruter eux-mêmes d’autres camarades dans la rue par la suite. La hiérarchie, à laquelle ils tiennent, serait ainsi respectée, et modérée par les éducateurs.
Car n’oublions pas que ces jeunes gardent un grand besoin de liberté. La liberté, pour ceux qui ont fui le foyer familial, n’est pas née dans la rue, c’est une attitude logique quand on a été victime de l’emprise d’un parent violent ou incestueux. Il faut respecter cela. Cependant, « autogestion » ne signifie pas pour autant « désordre autorisé », au contraire. Il conviendrait, avec ce genre de public, d’appliquer une pédagogie subtile de « suggestion », c’est-à-dire non pas les contraindre, mais les amener à tel ou tel choix. Les jeunes sont libres de leurs choix, mais ils doivent les assumer. Et les adultes sont là pour leur en rappeler les limites et conséquences, sur eux-mêmes comme sur la collectivité. Il s’agit de les revaloriser durablement, et de les impliquer dans un projet dont ils soient fiers. Là est tout l’enjeu d’une telle mission.
Êtres en pleine construction
Aux éducateurs d’être suffisamment résistants, motivés et disponibles, pour cela. Concrètement, se contenter d’un discours du type « ce n’est pas bien de sniffer de la colle, c’est mauvais pour toi », n’est pas suffisant… Encore faut-il avoir la passion, du moins la vocation, de l’action sociale. Encore faut-il être persuadé de l’utilité de son action. Car dans ce genre de mission, l’on y met aussi un peu de ses tripes, c’est un domaine qui relève avant tout de l’affectif. Certaines éducatrices auraient d’ailleurs une tendance à confondre «sécurité affective» et «maternage», à celles-là il conviendrait de rappeler, pour une fois, ce que « professionnalisme » veut dire. Mais on ne peut leur en vouloir, une simple présence, une oreille attentive, suffisent déjà pour le moment.
Évidemment, un tel dispositif demanderait un financement ; évidemment il demanderait à être validé par les autorités, si tant est qu’elles veuillent traiter efficacement la question, mais l’argent et la politique ne sont pas notre problème pour le moment, nous proposons des solutions, voilà tout. De toute façon, il faut essayer, réessayer, avec les moyens que l’on a. On ne peut plus se contenter de dire « c’est épuisant, c’est décourageant, c’est déprimant », il faut lutter, avec détermination et pragmatisme. Et, toujours, avec un peu (sinon beaucoup) d’humour. Il est indispensable.
Ne banalisons surtout pas la chose à coups de statistiques et d’images-chocs comme s’acharnent à le faire maladroitement ces associations, mais indignons-nous toujours plus face à cette situation : comment un enfant d’une dizaine d’années, non armé physiquement et psychologiquement pour affronter la vie, se retrouve-t-il seul, livré aux vices de la rue ? Et notamment aux enlèvements, dont on sait qu’ils alimentent des trafics particulièrement atroces. Comment un mineur est-il amené à se droguer, mendier, et dans le pire des cas, se prostituer, pour survivre ?
Il m’est personnellement insupportable de réaliser qu’un phénomène d’une telle gravité ne soit pas considéré comme une évidente priorité non seulement par l’État – qui a certainement la tête ailleurs et semble depuis peu disposé à considérer sérieusement le problème –, mais aussi par le citoyen lambda disons. Car si je ne peux rien contre la détresse que je ne vois pas, je n’ai en revanche aucune excuse face à celle qui est sous mes yeux.
On parle bien ici d’enfants et d’adolescents, par centaines de milliers, d’êtres en pleine construction, en attente naturelle de protection et d’éducation, innocents et vulnérables, qui n’ont d’autre choix que celui-ci : fuir. La première des mesures est de protéger ces jeunes, physiquement, les mettre à l’abri de la perversité et d’abuseurs en tous genres. Car ils sont des proies tristement faciles pour ces pédocriminels isolés ou organisés.
La misère adulte est un tout autre problème, à vrai dire j’y suis moins sensible, car l’enfant, lui, n’est pas encore apte, seul, à la résilience. C’est pour cela qu’il est indispensable de l’aider, avec équilibre, affection et esprit, pour lui amener un peu de cette fierté dont on l’a privé. Heureusement, en attendant, il lui reste l’amitié. L’amitié de ses frères d’armes. Cela, personne ne pourra lui prendre.
Encore faut-il être révolté
Je pense à ces enfants que j’ai connus, ces sacrés numéros que j’ai croisés, recroisés dans les rues d’Alexandrie, sur la Corniche, le long du tram ; ces gosses avec qui j’ai échangé, ri, passé du temps. J’entends leurs voix rauques, tantôt railleuses tantôt mélancoliques, je vois leurs jeunes visages balafrés, d’une beauté brute et lumineuse, au sourire redoutable, au regard vif et plein d’un espoir sauvage. Je me dis que nous, leurs pères de substitution, leurs grands frères, leurs éducateurs, n’avons pas le droit de nous défiler, nous ne pouvons plus les décevoir.
Je me dis aussi qu’on ne peut prédire, dans l’immédiat, un avenir décent à une société dont les enfants sont dans la rue. Car quoi de plus inquiétant qu’un monde sans éducation ? Je crois que la parentalité est un vrai métier, et que certains l’ont trop vite oublié. Il me semble impensable, au XXIème siècle, d’abandonner un enfant, pour quelque raison que ce soit. Aucune excuse n’est permise. Tout comme il me semble dangereux de le « gâter » et le surprotéger, tel qu’on le voit si souvent de la part de ces mères névrosées.
Comment en est-on arrivé, dans une même cité, à cet écart vertigineux entre un enfant qui se bat pour survivre seul, et un enfant de parvenus à qui tout est dû ? Quelle impression troublante de voir ces deux se croiser dans la rue, quand l’un y vit, et que l’autre, conduit par un chauffeur particulier, ne fait qu’y passer. Qui sait si, en d’autres conditions, ils n’auraient pas été les meilleurs amis du monde ? Question de valeurs, d’éducation sans doute.
Les Égyptiens sont fiers de leur pays, ils y sont attachés, et ils peuvent l’être. Quand ils ont l’occasion de le quitter, pour travailler ou étudier, ils finissent toujours par y revenir. Avez-vous déjà entendu parler de la diaspora égyptienne ? En plein chaos migratoire mondial, c’est en tout cas là une belle leçon de patriotisme, et au fond, d’humilité. L’Egypte est grande, l’Egypte est noble, une civilisation pionnière multimillénaire, restée longtemps le «phare» du monde arabe: culturellement, spirituellement, politiquement… Mais qu’est-elle devenue ? Sa soumission aux grandes puissances financières ne lui aurait-elle pas coûté sa réputation et son identité ?
Enfin, outre toute considération culturelle, sociale ou autre, il conviendrait simplement de dire que quiconque s’engage dans ce combat s’engage dans un combat universel, celui de l’enfance. Vous n’êtes ni ridicule, ni suspect. Chacun est le bienvenu, avec son talent et ses compétences, pourvu qu’il soit doté de bonnes intentions. Je m’étonne d’ailleurs, peut-être assez naïvement, que nous ne soyons pas plus nombreux. Mais je suis sûr que ça changera. Encore faut-il être un minimum en harmonie avec soi-même pour prétendre apporter un peu d’harmonie chez autrui. Encore faut-il être révolté, comme le sont, justement et humblement, ces enfants.
Crédits photo : Rorik Dupuis Valder, Alexandrie

Reporter photographe indépendant et enseignant basé au Maroc, Rorik Dupuis Valder a notamment exercé en Égypte auprès des enfants des rues, s’intéressant particulièrement aux questions liées à l’éducation, la protection de l’enfance et aux nouvelles formes de colonialisme.