« L’Ethiopie a accepté que Djibouti devienne un hub »

Sonia Le Gouriellec, docteure en sciences politiques, revient pour « LMA » sur la géopolitique de la Corne de l’Afrique.

La Corne de l’Afrique, qui constitue un enjeu stratégique pour les grandes puissances, a toujours retenu l’attention des observateurs. Longtemps agitée par des guerres régionales et des jeux d’influence, la récente déclaration de paix conjointe entre l’Erythrée et l’Ethiopie, laisse entrevoir aujourd’hui une embellie future. Quant à Addis Abeba et Djibouti, les deux « lions » de la Corne de l’Afrique, ils semblent tirer leur épingle du jeu en ayant opté pour un capitalisme d’Etat, misant sur l’infrastructure et les investissements chinois… Mais au prix d’un interventionnisme musclé et d’un népotisme préoccupant. Regards croisés sur ces trois pays avec Sonia Le Gouriellec, maître de conférences à l’Université catholique de Lille.

LMA : L’Ethiopie et Djibouti connaissent de bonnes performances économiques. Djibouti devrait connaitre une croissance de 7 % jusqu’en 2019. Quant à l’Ethiopie, sa croissance caracole à 9 % sur ces deux dernières années. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

SLG : La forte croissance économique est due à l’émergence de l’Ethiopie qui fait profiter à Djibouti (son seul accès à la mer depuis le conflit avec l’Erythrée entre 1998 et 2000) de son décollage. La « réémergence » de l’Ethiopie au 21ème siècle accroît le dynamisme de Djibouti et pour certains acteurs de la vie économique locale, les rôles sont clairs : « L’Ethiopie a accepté que Djibouti devienne un hub ». La pacification des relations avec l’Erythrée devrait lui permettre de multiplier ses accès à la mer sans nécessairement que cela nuise à Djibouti, tant les besoins sont immenses.

Lire aussi : Erythrée : vers la fin des sanctions onusiennes ?

Les gouvernements éthiopiens successifs se sont tournés très tôt vers la Chine afin de financer les projets d’infrastructures. Ainsi, l’Ethiopie a été le deuxième bénéficiaire africain de prêts chinois après l’Angola, avec près de 13 milliards de dollars. Ces prêts ont servi à financer des projets ferroviaires mais aussi hydroélectriques, routiers, de télécommunications, de parcs industriels et de logements. Cela était conforme aux plans de croissance et de transformation I et II (Growth and Transformation Plan en 2010 et 2015) du pays qui identifient l’infrastructure comme un moteur clé de la transformation structurelle.

« Le Monde » du 2 octobre rapporte que de nouvelles violences entre communautés ont fait 44 morts en Ethiopie. Comment expliquez-vous que cette violence intercommunautaire perdure ? Et que pensez-vous de l’Etat d’urgence qui a été réinstauré après la démission du Premier ministre, Haile Mariam Dessalegn, et de cette succession de manifestations des Oromos et des Amharas ?

Depuis la mort de Meles (ancien Premier ministre) en 2012, on voit la stabilité de l’Ethiopie vaciller. De 1991 à 2001, Meles Zénawi essayait de récupérer les débris qui ont suivi la chute du régime communiste avec des discours démocratiques qui devaient permettre d’arriver au développement économique. Puis, à partir de 2001, Meles Zénawi glisse vers ce qu’on pourrait qualifier de « despotisme éclairé ». Il lance le pays dans un projet politique et économique de « développementalisme démocratique ». Un terme qui peut paraître étonnant pour un régime autoritaire mais qui désigne un Etat interventionniste permettant le développement global et rapide du pays. Le plan quinquennal adopté en 2010 et 2015 devait conduire l’Etat à doubler sa croissance économique et permettre à l’Ethiopie de devenir un Etat à revenu intermédiaire en 2025.

Lire aussi : Ethiopie-Erythrée, la proclamation inattendue d’une paix importée

L’Ethiopie a adopté un capitalisme d’Etat (ils ont suivi l’évolution de la Chine). Il existe des entreprises privées mais dont le conseil d’administration est composé principalement de membres du parti et de hauts fonctionnaires. Le problème aujourd’hui est que ce modèle (construire des infrastructures, exporter, attirer les investissements étrangers et l’argent de la diaspora) atteint ses limites mais le régime a encore besoin d’argent. Il s’est longtemps opposé au libéralisme et s’ouvre difficilement aux marchés internationaux. Mais le nouveau Premier ministre se veut réformateur.

Depuis deux ans, les populations Oromo et Amhara, qui représentent 60 % des 100 millions d’Ethiopiens, contestent le pouvoir en place. Les manifestations auraient fait plusieurs centaines de morts et des milliers d’arrestations. L’arrivée d’un nouveau Premier ministre, plus réformateur, ne semble rien y faire, la machine est grippée. L’Ethiopie apparait alors de plus en plus comme étant un modèle politique en crise. Les diverses contestations montrent, d’une part, que les premiers effets du développement n’ont pas été ressentis (l’inégalité croît) ; d’autre part, que la démocratisation qui devait suivre le développement est restée une promesse sans effets.

Les investissements chinois à Djibouti sont de plus en plus importants et vous avez affirmé, dans une interview du 21 juin 2017 sur « Le grand continent », que « le régime djiboutien prend conscience d’être passé d’une dépendance (à l’égard de la France) à une autre avec la Chine ». Est-ce toujours d’actualité ?

La dépendance de Djibouti à la Chine est toujours d’actualité. La Chine est devenue un important bailleur de fond et l’acteur central de la construction des infrastructures essentielles au développement du pays : le chemin de fer Addis-Abeba/Djibouti, un pipeline, des ports… Ces deux dernières années, la Chine a prêté près de 1,4 milliard de dollars à Djibouti. En valeur absolu, cette somme est « modeste », mais le pays est petit et cela représente une grande partie de son PIB. Et la dépendance est inquiétante puisque la Chine détient plus de 80 % de cette dette.

Passée la période d’euphorie, la question se pose maintenant de rembourser les prêts (renégociés lors du dernier Forum sur la coopération sino-africaine). Et on s’inquiète de la viabilité de la dette, du surendettement du pays et de son impact politique si la Chine voulait utiliser cette dette pour promouvoir des objectifs stratégiques, d’autant qu’elle possède déjà une base militaire sur le territoire. Par le passé, un Etat comme le Sri Lanka, en défaut de paiement, a dû transférer une participation majoritaire de son port à la China Merchants Group, propriété de l’Etat chinois et qui opère à Djibouti, en échange de sa dette…

Le 9 septembre dernier, le gouvernement de Djibouti a pris le contrôle de DP World et a nationalisé les parts que détenait Port de Djibouti SA. Est-ce que Djibouti ne serait pas en train de faire fuir des investisseurs historiques, au profit de la Chine et de l’Arabie saoudite ?

Malgré les efforts du régime, le climat des affaires est morose à Djibouti. Les marchés sont principalement remportés par des entreprises chinoises. La nationalisation récente du port et l’exclusion de DP World, quelle que soit la légitimité ou non de la décision, n’est pas rassurante pour les investisseurs. De plus, les principales entreprises ou infrastructures du pays sont dirigées par des proches du régime. Pour donner une idée des réseaux familiaux : l’entreprise de pâtes Maïda est dirigée par Liban Ismail Omar, le fils du président ; la société Ivory Jet Services, qui gère les déplacements officiels, est contrôlée par le gendre du président. L’autre fils du président, Aïnache, dirige la société Douda tazwid Industries, engagée dans la transformation et la fourniture de produits laitiers et de jus de fruits.

Lire aussi : Djibouti : le contrat de concession de DP World jugé valide

Le développement de l’entreprise étant faible, la concurrence autour aurait été écartée : une cargaison de lait, importée d’Arabie saoudite par l’importatrice Dahabo Eleyeh (« Jamjoom »), aurait ainsi été détruite par les services d’hygiène. Avec la loi de finance 2017, l’importation de pâtes et de lait est surtaxée (Djibouti, « Loi de finances pour 2017 », Loi de Finances n°166/AN/16/7ème L du 31 décembre 2016, pp. 8 -9). Les exemples sont nombreux. D’après la chercheuse Jennifer Brass, c’est le désir de maintenir le contrôle de l’Etat, notamment sur ses ressources, qui guide la prise de décision politique.

Partages