La ville syrienne d’Afrin, véritable nœud géopolitique

La ville du Kurdistan syrien essuie des bombardements turcs depuis plusieurs jours.

Afrin est une ville d’un peu plus de 35 000 habitants, perchée sur une petite colline, au nord de la Syrie. Depuis 2014, elle est le chef-lieu de l’un des trois cantons du Kurdistan syrien, et représente de facto l’une des places fortes du peuple kurde du pays, où sont actuellement massés les représentants du Parti de l’Union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Et où, depuis quelques jours, il pleut des obus en provenance de la frontière turque. Nourettin Canikli, le ministre turque de la Défense, a déclaré hier que son pays avait effectivement lancé une opération militaire dans la région d’Afrin, alors que l’armée turque finissait de regrouper ses véhicules blindés et ses hommes dans la région turque du Hatay.

« Les Américains sont là pour être là »

La raison de cet attroupement ? Le 14 janvier dernier, Donald Trump a annoncé vouloir entraîner et équiper une force de 30 000 hommes en Syrie, dont les membres appartiendraient pour la plupart aux Unités de protection du peuple (YPG, la branche armée du PYD), qui ont contribué à chasser l’organisation Etat islamique (EI) de la région avec le soutien de la coalition internationale emmenée par Washington. Problème : la Turquie considère ces deux formations kurdes comme des organisations terroristes, affiliées au PKK, qui lutte depuis plus de trente ans avec Ankara pour l’érection d’un Kurdistan autonome. Hors de question, donc, que les troupes déjà sur place se renforcent.

Pour Laurence Nardon*, responsable du programme Amérique du Nord de l’Institut français des relations internationales (IFRI), la volonté de M. Trump peut se lire comme une « rétribution pour service rendu », « d’autant plus que la déclaration américaine annonçant la création de cette force sur place menée par des Kurdes n’a pas été faite depuis Washington mais par les forces de la coalition sur place. » Actuellement, environ 2 000 soldats américains, qui font partie des forces spéciales, sont sur place afin d’encadrer, conseiller voire combattre, en coordination avec les moyens aériens. Un gage de paix, plus ou moins, en direction des Kurdes, pour le colonel Michel Goya*, expert en questions militaires : « Les Américains sont surtout là pour être là ; quand il y a des soldats américains sur place, les choses ne sont pas tout à fait les mêmes […] vous n’allez pas écraser les Kurdes sachant que vous allez peut-être tuer des Américains. »

« Punir les Kurdes »

Celui-ci de poursuivre : « Les Américains se sont retrouvés avec cette armée kurde solide qui a tenu tête à Daech [acronyme arabe de l’EI, ndlr] et qui contrôle 30 % du territoire syrien, dont des provinces arabes, gage pour l’avenir. C’est l’allié solide au milieu de tout ce chaos. » Autrement dit : si Washington espère peser dans la balance des négociations, concernant le futur de la Syrie, elle a tout intérêt à s’allier aux Kurdes, qui ont quant à eux l’intention d’être associés aux pourparlers. De plus, pour Bernard Guetta, journaliste spécialiste de géopolitique, « [Les Américains] veulent empêcher le régime de Damas de reprendre le contrôle de l’ensemble de la Syrie car ils ne veulent pas qu’une complète victoire de Bachar al-Assad offre un triomphe politique à la Russie et permette à l’Iran, surtout, de confirmer sa percée au cœur du monde arabe. »

Pour l’instant, force est de constater que le pays de Bachar al-Assad est plutôt aux mains des Russes, qui l’ont fortement aidé à remporter la guerre – avec, dans une moindre mesure, les Iraniens. Vladimir Poutine, qui pilote d’ailleurs ses propres négociations de paix, en marge des rencontres onusiennes de Genève (Suisse), à Sotchi (Russie) et Astana (Kazakhstan), a un rôle-clé dans l’affaire, puisque la région d’Afrin est sous protection russe. Recep Tayyip Erdogan ne saurait, par conséquent, diriger une intervention militaire sans l’aval de Moscou, qui, de son côté, pourrait chercher à « punir les Kurdes pour leur alliance avec les Etats-Unis » comme l’analysait le quotidien turc d’opposition Cumhuriyet. Les bombardements opérés par la Turquie ne seraient ainsi qu’un avertissement, alors que son président promettait à ces « terroristes » de faire « s’écrouler le ciel sur leurs têtes » le 13 janvier dernier.

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« La guerre d’Afrin »

Pour Laurence Nardon, les Kurdes, qui « voient le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes nié depuis 100 ans puisqu’ils n’ont pas d’Etat », espèrent simplement un territoire autonome. Ce qui reviendrait, pour la diplomatie russe, à fragmenter la Syrie, ce qu’a contribué à faire Washington : « Les actions que nous constatons démontrent que les Etats-Unis ne veulent pas en réalité maintenir l’intégrité territoriale de la Syrie, mais qu’elle parte en miettes » a déclaré Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères. Se dessine dès lors très clairement, en Syrie, un axe Moscou-Ankara-Téhéran-Ankara – malgré un certain isolement de la Turquie – opposé aux Etats-Unis. « Les Russes ont leurs alliés dans la région, qui sont les ennemis du camp occidental » estime en effet Mme Nardon. « Il y a quelque chose de très dangereux qui se joue. »

Mercredi, Sipan Hemo, le commandant des YPG, déclarait à l’ANF, une agence de presse pro-kurde, que « nos forces seront capables de nettoyer la zone du fléau d’Erdogan, tout comme elles ont été capables de la nettoyer de Daech. » D’après lui, les événements qui se préparent sont « une guerre historique qui mènera à la finale ». Comprendre : à la formation d’un véritable Kurdistan autonome et à la liberté du peuple kurde. En tout cas, « la guerre d’Afrin sera une guerre de ce genre » promet-il.

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*Intervenant dans l’émission « 28 minutes » sur Arte jeudi 18 janvier.

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