Les petites mains de Tunisie ou l’esclavagisme moderne

« Des familles font appel à des intermédiaires pour placer leurs filles comme aides ménagères. »

En 2015, une annonce postée sur la page Facebook « Jeunes mamans » pour le recrutement d’une jeune fille de 15 ans avait soulevé l’indignation des internautes. Il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’un simple poste de jeune fille au pair. Non. Car en Tunisie, le luxe a plusieurs dimensions. Le rang d’une personne ne se lit pas seulement sur les ornements ostentatoires de sa maison — ou villa —, pas plus qu’il ne se réduit aux vêtements importés ou aux bijoux hauts de gamme. La richesse absolue, pour les maîtresses de maisons occupées et raffinées, sont les « bonnes » — couchantes, de préférence. Et, bien souvent, elles sont jeunes.

« Sa femme est sans pitié »

Elles viennent essentiellement du nord-ouest de la Tunisie, d’Aïn Draham, Jendouba, Mateur, Béja, Kef ; sont livrées par un « samsar », une sorte de « courtier » pour le marché de l’ « esclavage domestique », dont l’un des plus célèbres se trouve à Bazina, dans le gouvernorat de Bizerte. Leurs familles, n’ayant pas les moyens de les instruire, les éduquer, ni même parfois les nourrir, ont choisi de « les vendre » à d’autres. Pour une poignée de dinars, des mineures, aujourd’hui, sont littéralement achetées afin de servir d’aides ménagères.

« Un jour je me suis levée et j’ai entendu ma mère et ma tante parler de moi, dire qu’on avait trouvé une famille tunisoise qui allait m’embaucher, le samsar est passé les prévenir qu’on viendrait me chercher le lendemain », confie d’une voix fragile Lamia* au Monde arabe. La jeune fille a 17 ans ; elle en fait beaucoup moins. Menue, de taille moyenne, la peau brune et les cheveux sombres ; beauté sauvage déformée par les années de labeur et le poids des soucis auxquels elle a dû faire face. Très jeune. Malgré elle.

Cela fait 6 ans qu’elle habite cette maison, d’où nous l’avons vue sortir aux alentours de 9 heures, un matin, dans le quartier d’Ennasr (gouvernorat d’Ariana). Elle portait une tenue plutôt légère pour lutter contre un froid glacial, des claquettes sans chaussettes à ses pieds, et un foulard pourpre couvrait à moitié sa tête. Au moment où nous l’avons rencontrée, elle se rendait chez l’épicier pour sa maîtresse, « une femme au foyer mais qui n’est jamais à la maison. Son mari est banquier et ils ont 2 enfants, un garçon et une fille », nous dit-elle alors. Celui-ci « est correct avec moi mais sa femme est sans pitié, elle ne me laisse pas rentrer au bled voir ma famille, même si mes parents m’ont abandonnée. Elle me gronde souvent et parfois me frappe quand je casse la vaisselle en la lavant ».

Anémie sévère

A-t-elle pensé, comme d’autres, à poursuivre l’école et faire des études ? « Quand je vois les enfants de ma maîtresse faire leurs devoirs, je me dis que j’aurais voulu étudier moi aussi et devenir avocate, c’était mon rêve », confie-t-elle d’un sourire qui ne l’a pas quittée depuis le début de la conversation. Et qu’elle conservera malgré son histoire et son passé racontés. Battue, violentée, traitée comme une esclave et abandonnée par les siens, Lamia est consciente qu’elle aurait pu aspirer à une vie meilleure si, au lieu de servir de « petite bonne », elle avait rejoint l’école comme les enfants de son âge.

« Vous savez, après tout, je ne vais pas me plaindre, je sais qu’il y a des filles qui sont tombées sur pire que moi » philosophe-t-elle malgré tout. « J’accompagne ma maîtresse au hammam et je vois les autres bonnes qui accompagnent leurs maîtresses. Une fois j’ai rencontré une fille de ménage qui m’a raconté comment le fils de sa maitresse a abusé d’elle. Elle en pleurait. » Et d’ajouter : « Dieu merci cela ne m’est pas arrivé ».

Lamia ne porte que les vieilles tenues de sa maîtresse, souvent beaucoup plus larges que son corps chétif, et nous confie ne pas manger réellement à sa faim. Elle dresse la table, sert les repas et il ne lui reste que peu de temps pour se nourrir, dans le débarras de la cuisine. A force d’engloutir peu et rapidement, il lui est arrivé de souffrir d’anémie sévère.

« Des mesures doivent être prises en urgence »

Des milliers de filles comme Lamia vivent dans des familles en Tunisie, pas forcément toutes aisées. Certaines sont traitées correctement par leurs employeurs, comme Rafika*, que nous avons rencontrée dans le même quartier que celui de Lamia. Contrairement à qui elle a eu la chance de tomber sur une famille qu’elle considère comme la sienne. « Les gens chez qui je travaille m’ont accueille, adoptée, instruite. Ils me ramènent même des petits cadeaux quand ils vont en voyage » indique-t-elle. Toutes n’ont donc pas cette « chance ».

Cette violence faite à l’enfant et, partant, cet échec patent dans la protection des mineurs, sont évidemment condamnables par la loi — et même la Constitution. La première interdit par exemple le travail des enfants de moins de 16 ans — et des conditions spécifiques doivent être respectées dans le cas contraire. D’après la loi intégrale contre les violences faites aux femmes, adoptée en juin dernier, toute personne qui emploierait une — ou participerait à l’emploi d’une — « petite esclave » encourt de 3 à 6 mois de prison et une amende pouvant aller jusqu’à 5 000 dinars.

En mars dernier, devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), la ministre de la Femme et de la Famille, Néziha Labidi, alertait sur la condition de ces jeunes filles en Tunisie, déscolarisées et vendues dans de véritables « marchés domestiques ». « Des familles font appel à des intermédiaires pour placer leurs filles dans des familles comme aides ménagères, nounous et autres. Des mesures doivent être prises en urgence pour faire cesser ce phénomène » affirmait-elle alors. Mais les textes peuvent-ils changer les mentalités ?

*Les prénoms ont été changés pour assurer l’anonymat des personnes rencontrées.

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