C’est le premier défi d’ampleur auquel se heurtent les Émirats arabes unis (EAU) depuis la signature, le 15 septembre 2020, des accords d’Abraham. Au beau fixe depuis plusieurs mois, les relations entre les deux pays sont désormais bousculées par le vaste mouvement de soutien à la Palestine qui se dessine dans le monde arabe et dans de larges franges des gauches occidentales depuis le retour aux armes à Gaza. Tout indique cependant que les Accords d’Abraham, qui engageaient aussi les parties à s’impliquer fortement dans un règlement du conflit, survivront à la crise actuelle.
Le troisième pays arabe engagé dans la voie de la normalisation
Le 13 août 2020, un Donald Trump triomphant et hyperactif sur la scène internationale annonce fièrement la signature de deux traités de paix à la symbolique indéniable. Le premier entre Israël et les Émirats arabes unis. Le second entre Israël et Bahreïn. Les textes sont signés en grande pompe le 15 septembre à la Maison-Blanche dans une configuration qui n’est pas sans rappeler celle des accords de Camp David du 17 septembre 1978. Si l’évènement est historique, il s’inscrit dans une logique de rapprochement de longue date entre les Émirats arabes unis et Israël. Et, plus largement, dans une inclinaison croissante des pays musulmans à se rapprocher, officiellement ou non, de l’État hébreu. Outre l’Autorité palestinienne et le Hamas, seuls l’Iran et la Turquie, qui aspire au leadership sur le monde sunnite et se positionne sur une ligne frontalement antioccidentale, condamnent des accords globalement salués à l’échelle internationale.
La référence assumée au prophète Abraham, patriarche commun aux trois grands monothéismes, se veut un socle commun en faveur du dialogue et de la tolérance interreligieuse. Un modèle d’intégration des minorités religieuses à l’ombre du Coran que souhaitent promouvoir les EAU en accueillant le pape François en grande pompe en février 2019, en multipliant les signes d’amitié à destination d’une communauté juive de plus en plus nombreuse ou en cherchant, dans le cadre de sa diversification économique, à attirer le « tourisme casher ». En 2018, un Jewish Council of The Emirates (JCE) a même été créé pour fédérer la communauté juive des EAU et renforcer ses liens avec le régime. Une manière, pour eux, d’exister à visage découvert après des décennies de discrétion.
Vers un mouvement de normalisation des relations arabo-israéliennes ?
Selon Gérard Vespierre, chercheur associé à la Fondation d’Étude pour le Moyen-Orient (FEMO), « les lignes de fond de la politique internationale des Émirats arabes unis sont l’équilibre, la médiation, la recherche de l’accord, un peu comme leur voisin Oman ». En témoigne ainsi le rapprochement du pays avec la Chine, dont le vaccin anti-Covid-19 sera produit localement et la Russie, sans pour autant sacrifier ses liens étroits avec les États-Unis et l’Union européenne. Les Accords d’Abraham permettent aussi d’envoyer un signal au reste du monde musulman. En octobre 2020, le Soudan signe à son tour un accord de normalisation des relations diplomatiques avec Israël. Puis c’est au tour du Maroc de conclure fin 2020 une déclaration conjointe tripartite avec Israël et les États-Unis. Chacun de ces pays a, après la signature de ces accords, obtenu de puissants gains stratégiques. Le Soudan a été ôté de la liste noire des États-Unis, prélude à une réintégration dans le système financier international. Pour le Maroc, la reconnaissance de sa souveraineté sur le très contesté Sahara occidental par les États-Unis est un « cadeau » d’une valeur stratégique inestimable. Tout indique que d’autres pays musulmans pourraient être tentés, par intérêt, d’officialiser des relations souvent déjà préexistantes dans les coulisses du jeu diplomatique. La normalisation, si elle n’est pas dénuée d’arrière-pensées intéressées, pourrait avoir brisé un tabou et ouvrir la voie à une dynamique de règlement plus global des enjeux de la région.
Mais les embryons de la lune de miel arabo-israélienne sont perturbés depuis que le conflit armé a regagné en intensité il y’a deux semaines. Si les Émirats arabes unis restent discrets, ils ne sont pas totalement silencieux. Dès le 8 mai, ils appellent Israël à « assumer sa part de responsabilité dans la désescalade », puis à un cessez-le-feu le 14 mai.
Haro sur l’Iran et les Frères musulmans
Les facteurs du rapprochement entre les Émirats et Israël s’expliquent en partie par des considérations sécuritaires. Selon Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « Israël et les Émirats ont les mêmes objectifs : la lutte contre l’Iran et les Frères musulmans ». Les accords d’Abraham confirment en effet la fracture croissante, sinon la franche hostilité, entre les monarchies sunnites et l’Iran chiite, dont le soutien militaire et financier au Hamas et au Jihad islamique palestinien (JIP) est pleinement assumé par Téhéran. Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran, a d’ailleurs réaffirmé son entière hostilité à Tel-Aviv, affirmant mercredi 12 mai, qu’Israël n’est « pas un pays, mais une base terroriste » à combattre. Et à rayer de la carte.
Pour les Émirats, les Frères musulmans, comme toutes les formes d’expression politique de l’islam, sont l’ennemi numéro un. Un discours qui fait mouche dans beaucoup de pays occidentaux, où la crainte -parfois fantasmée- de l’« islamisme » est un vecteur de tensions internes. La confrérie des Frères musulmans est déclarée organisation terroriste depuis 2014 par les EAU. Le Conseil de la Fatwa des Émirats arabes unis (EAU) a exhorté, en novembre dernier, les musulmans à se tenir éloignés des fréristes. Parmi la poignée d’opposants revendiquée au régime, le plus connu d’entre eux, Ahmed Mansoor, est d’ailleurs peu ou prou affilié aux Frères musulmans.
Les Accords d’Abraham témoignent-ils cependant d’un désintérêt croissant des monarchies sunnites pour la cause palestinienne ? Pas nécessairement. Déjà parce que l’Arabie saoudite se refuse encore à toute forme de normalisation. Une partie de la famille royale, notamment chez les plus âgés, reste d’ailleurs farouchement attachée à la cause palestinienne. Pour des raisons de stabilité interne, surtout. Par conviction, de manière bien annexe. Selon Agnès Levallois, « le prince héritier Mohammed ben Salmane sait très bien que s’il signait ces accords, il risquerait d’être confronté à une opposition très forte de la part de sa population ». Pour François-Aïssa Touazi, cofondateur du think-tank CapMENA et ancien conseiller Afrique du Nord et Moyen-Orient au ministère français des Affaires étrangères, les Saoudiens restent « profondément attachés à l’esprit du plan de paix Abdallah qui reste pour eux la seule base de travail possible ».
Du côté des Émirats arabes unis, qui continuent de collaborer ponctuellement avec le Hamas, dans le cadre d’un soutien humanitaire et logistique aux populations civiles gazaouies, le texte les engage à chercher une solution de sortie de crise dans une approche multilatérale. Des termes trop vagues pour n’être qu’autre chose qu’un vœu pieux ? Seul l’avenir le dira.
Pour les Emirats arabes unis, des gains stratégiques trop élevés pour revenir en arrière ?
Le régime émirati ne devrait pas avoir de problème face à d’éventuelles contestations internes. D’abord par que 90 % des 9 millions d’habitants sont étrangers. Ensuite parce que la population autochtone, très contrôlée, jouit d’un excellent niveau de vie et n’a pas vraiment d’expérience de la mobilisation politique. Et qu’une réelle sympathie semble pour les Israéliens semble s’y dessiner.
« Le gros objectif des Émiriens en signant cet accord, c’est d’obtenir de façon plus ouverte la sécurité qu’Israël peut offrir », affirme Agnès Levallois. Une aspiration impérieuse pour les Émirats qui, depuis plusieurs années, se veulent un modèle de stabilité, d’ouverture et de coopération avec les acteurs occidentaux. « La coopération sur les enjeux de sécurité est vitale pour les Émirats puisqu’il suffit qu’un seul missile leur tombe dessus pour remettre en question tout leur modèle » poursuit Agnès Levallois. Pour autant, les Émirats peuvent-ils craindre que ces accords aient des répercussions sécuritaires sur leur territoire, téléguidées par l’Iran ou des mouvements nationalistes palestiniens ? Peu probable, selon François-Aïssa Touazi, qui affirme que « les EAU ont un système de sécurité très développé, ont beaucoup investi dans ce secteur et ont pu acquérir les meilleures technologies ».
D’autant que les Émirats ne sont pas près de laisser tomber les gains stratégiques inhérents à leur accord avec Israël. Outre l’acquisition de 50 avions de chasse américains F-35, ils ont acquis 22 % du champ gazier de Tamar, au large des côtes israéliennes. Les deux pays ont aussi signé un ensemble d’accords-cadres sur des sujets aussi vitaux pour leur diversification économique que les sciences et technologies, l’agriculture ou encore le tourisme. « Les EAU et Israël semblent disposer à aller de l’avant et à développer des coopérations dans des secteurs aussi divers que la cyber sécurité ou l’eau », explique François-Aïssa Touazi.
> Découvrez le deuxième article de notre série sur les Émirats arabes unis : « Aux Émirats arabes unis, la science comme vecteur de puissance« .
