Vrais et faux amis du Maroc

« L’on pourrait envisager l’entreprise mémorielle de façon un peu plus ambitieuse », estime l’écrivain Rorik Dupuis Valder.

Si l’heure est au déboulonnage punitif de statues, nous ne nous livrerons certainement pas ici à un énième procès politique des activités coloniales de la France au Maroc — que le conformisme diplomatique de rigueur nous invite à désigner par le terme romantique de « Protectorat » ou l’insolent euphémisme de « présence française » —, le rayonnement technologique et culturel de cette première étant sans doute équivalent à l’abus de ses manœuvres humaines et géostratégiques les plus diverses… On le sait, le principe même d’ingérence étrangère ne cesse d’alimenter, par son ambiguïté, les débats (ou bavardages) mémoriels, qu’une dualité mesquine « dominé / dominant » ne résoudra jamais raisonnablement. D’ailleurs, à quoi bon triturer les concepts d’un passé dont personne aujourd’hui n’a, rétroactivement, à assumer ou s’approprier les dérives ? Il y a tant à faire…

Cependant, si les apports de la colonisation, aussi bénéfiques puissent-ils être, restent visibles dans l’organisation de la société — la fiabilité du service public étant le premier gage de fonctionnement d’un État —, il est certain que les opérations souterraines de la France au Maroc n’auront pas fait que participer aux fables humanistes de l’aide au développement et de la solidarité internationale… L’« indépendance » plus ou moins fièrement affichée de pays d’Afrique alors colonisés faisant davantage penser à un « divorce à l’amiable » (avec son lot de conditions de part et d’autre) qu’à une franche mutation souveraine et populaire. Comme si le Maroc d’aujourd’hui était encore redevable de la France d’hier… Et vice versa, selon le camp désigné. Ou que l’élève sous tutelle devait systématiquement montrer bonne figure sous peine de déclassement… L’on pourrait voir en cette docilité héritée le syndrome du vieux garçon, où les uns finissent par se complaire dans le confort de l’infantilisation contrôlée des autres, au risque de passer à côté des joies intellectuelles et émancipatrices de l’âge adulte… Il n’y a pourtant guère que l’effort — tout à la fois par l’instruction, le risque, l’expérience et le savoir-faire — qui rende libre ; la liberté étant un long apprentissage partant de la seule volonté individuelle.

La France aime le Maroc. Et il semblerait qu’elle ait largement profité de sa traditionnelle « hospitalité », même s’il convient de distinguer en toute honnêteté, dans l’étendue trompeuse du cliché culturel, l’affabilité intéressée du petit malin aux ambitions outre-Méditerranée plus ou moins grossières, de la générosité spontanée de populations berbères au folklore ancestral, par exemple. L’homme droit, quelle que soit son origine, préférera toujours l’intention franche — même la plus abrupte —, de son interlocuteur, à l’art pervers de la courbette ; l’excès de zèle témoignant fondamentalement d’une défaillance morale ou intellectuelle des plus douteuses. En fait, le respect suffit. Car celui qui est disposé à employer tous les artifices pour plaire ne doit pas beaucoup considérer le principe, pourtant déterminant, de « loyauté » — s’appliquant d’abord et avant tout envers soi-même.

Seulement, cette propension à l’« hospitalité » pourrait bien avoir coûté au Maroc, paradoxalement, un peu de son âme. Et l’un des premiers marqueurs de l’apparente « semi-indépendance » du pays reste incontestablement, dans le monde du travail, le rapport discriminatoire de la population au français : ce n’est un secret pour personne, l’accès aux études secondaires et aux professions du secteur tertiaire — injustement réputé élitiste au vu de sa relative improductivité bureaucratique autant que de sa tendance mortifère à la déshumanisation et la dématérialisation — exige, en plus de privilèges claniques et réticulaires régionaux, une certaine maîtrise de la « langue du colon » ; alors que la logique identitaire, historique et culturelle, voudrait que l’on y substitue en 2020 (outre le dialecte) celle de l’arabe classique, et dans une certaine mesure l’amazigh, comme motif communicationnel de reconnaissance sociale.

Ainsi, l’on perçoit aisément ce que les plus lucides appelleraient « schizophrénie culturelle » dans l’hermétisme provocant de certains établissements scolaires de la Mission française élargie de Rabat et Casablanca, où les enfants gâtés et assistés de la nouvelle bourgeoisie en mal de reconnaissance internationale — torturant malgré eux, avec la complicité de leurs enseignants aux ordres, l’« esprit français » originel — rivalisent de désœuvrement, d’antinationalisme et de dépravation ludique, portés en partie virtuellement par la propagande numérique et son aliénante uniformisation idéologique, comme si le déni identitaire et le progressisme le plus débridé — réponse bornée et pathologique à un certain conservatisme traditionnel — étaient par opposition primaire les gages de la modernité et de l’intégration. In medio stat virtus : la vertu se situe au milieu, et l’équilibre est fragile. Pour de jeunes gens censés constituer quelque future élite décisionnaire, il y a raisonnablement de quoi s’inquiéter vu le mépris d’usage qu’elle entretient vis-à-vis du peuple laborieux…

Tout choix étant question d’éducation, la véritable lutte idéologique et universelle à mener reste, invariablement, celle du productivisme contre le parasitisme. Car le talent ou la simple bonne volonté ignore, tout comme le vice, les frontières et les classes. Et quiconque dispose d’un minimum de discernement saura toujours faire la différence entre les ambitions du travailleur migrant compétent, intègre et engagé, et les obsessions du jeune déserteur malhonnête, victime de la propagande puérile d’un pseudo-eldorado européen ou se voyant faire carrière dans la perception d’aides sociales plutôt qu’au service de la collectivité nationale… De la même façon, l’homme bien intentionné, quels que soient son héritage culturel et ses visées personnelles, convient d’être strictement et systématiquement dissocié, en un effort permanent de conscience et de connaissance, de son compatriote mal intentionné ; l’un n’ayant aucunement à payer, par compensation idéologique et extrapolation paresseuse, la perversion de l’autre.

Comme toujours, l’argent est le premier ennemi de l’homme. La vénalité est son poison. En réalité, au-delà du spectacle d’inculture et d’arrogance de la nouvelle aristocratie internationale ou, à l’opposé, de celui des faux miséreux livrés à leur régime piégeux d’autovictimisation et de frustration sociale, ceux qui s’en sortent le mieux — au moins moralement, et c’est bien là le principal — sont les enfants cultivés du peuple, de la classe moyenne arabophone et de la petite bourgeoisie traditionnelle, qui n’ont d’autre choix que celui de l’endurance et de la créativité pour se distinguer parmi les plus bruyants et les moins méritants. Nous ne reviendrons pas ici sur le fonctionnement inégalitaire du système éducatif post-colonial — en comparaison de l’école républicaine et inclusive française —, bien que le royaume se soit engagé voilà quelque temps en faveur de la valorisation et la rénovation de l’enseignement public, via la « Vision stratégique de la Réforme 2015-2030, pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion ».

Depuis la fin des années 1960, le progressisme officiel — qui tient, en réalité, d’un universalisme dangereusement partisan — nous invite, par différentes manœuvres plus ou moins sectaires ou spectaculaires, à questionner et revoir nos stéréotypes et injustices structurels, mais étrangement, jamais sur le terrain social. Alors que le cœur des tensions se situe, réellement, ici : dans l’inégalité des chances plutôt que dans l’inégalité des races ou des sexes. Faisons donc la chasse aux stéréotypes, mais de manière intelligente, et dans le bon sens cette fois-ci. De la même façon que la visite du Maroc ne s’arrête pas à quelque rodéo tapageur en quad du désert ou aux mille et une arnaques de la place Jemaa el-Fna, la culture marocaine ne se limite pas, malgré ses indéniables qualités littéraires, à l’œuvre publicitaire et internationaliste d’un Tahar Ben Jelloun… Avis aux traducteurs, éditeurs et libraires ! La diplomatie des peuples, qui s’exerce au quotidien via l’échange, le tourisme et la coopération, peut s’avérer d’une efficacité redoutable ; ne la laissons pas aux mains des escrocs, des planqués et des lobbyistes.

L’indépendance, c’est avant tout le bon sens, et la confiance : celle, réciproque, de l’élite dirigeante envers son peuple. Et le Maroc commence à comprendre qu’il doit enfin pouvoir se passer des malheureuses leçons de libéralisme des agents et prosélytes néocoloniaux de toutes obédiences sous le seul prétexte de leur nationalité française. Le peuple marocain est fier, et il doit l’être avec exigence et fermeté. Il n’a de toute façon plus grand-chose à envier à son Protecteur historique, vu l’impéritie décomplexée et les débâcles successives du pouvoir central français de ces dernières années…

À l’heure, disions-nous, des comptes post-coloniaux, l’on pourrait également envisager l’entreprise mémorielle de façon un peu plus ambitieuse. Puisque l’on connaît la vitalité (ou la défiance obsessionnelle, selon le point de vue…) des services de renseignement marocains, il semblerait qu’une certaine communauté d’intérêt particulièrement influente ait réduit Interpol en une agence fantôme d’enquêteurs dépressifs de bureau, au vu de l’inquiétant silence médiatico-judiciaire de mise quant aux exactions à répétition de quelques prédateurs pédophiles en col blanc bien connus, et aux milliers de « disparitions », rapts, ventes et locations d’enfants, partout dans le monde, afin d’alimenter d’abominables réseaux de prostitution, trafics de pédopornographie, et les parties fines d’une certaine élite dévoyée (dont l’affaire Epstein nous a récemment donné un petit aperçu), que le vocable discriminant de « fake news » ou de « conspirationnisme » ne permettra pas indéfiniment de couvrir aux yeux du peuple — auquel appartiennent, ne l’oublions pas, tous les hommes et femmes engagés au quotidien dans la sécurité de la collectivité, le maintien de l’ordre et de la paix — en mal de justice et de vérité. Si l’argent est le nerf de la guerre, l’identification des financeurs permet bien souvent de comprendre la stratégie martiale, aussi absurde ou criminelle soit-elle…

Bien que la presse officielle daigne relater de temps à autre quelque « fait-divers » isolé de pédophilie tristement « ordinaire » (où l’enfant subit l’emprise pathologique d’une figure d’autorité : parent, éducateur, médecin…), elle tend trop souvent à occulter l’existence de filières souterraines internationales à l’envergure particulièrement sordide et redoutable, dont on comprend, par l’omerta régnante au vu des nombreux témoignages de rescapés et dossiers accablants, qu’elles impliquent, à des degrés divers, certains membres influents des institutions — policière, judiciaire et médicale — censées les démanteler, les condamner et les empêcher. Laissons donc nos « anti-complotistes » les plus fervents s’agiter devant le concept de cette douloureuse réalité du pouvoir — minoritaire mais « agissant » — : celui du lobby pédocriminel cosmopolite. Mais pour combien de temps encore la peur du coronavirus devra-t-elle refouler la peur de savoir ?

Car si certaines indéboulonnables « personnalités » françaises et divers notables étrangers — anciens ministres, hauts fonctionnaires, affairistes, artistes, mondains et autres mécènes du diable — prétendument « marocophiles » ou ironiquement « tiers-mondistes » (comprenez « profiteurs de la misère humaine ») auront pu bénéficier, en toute impunité pendant de nombreuses années, du privilège du crime pédosexuel au Maroc, la protection inconditionnelle, citoyenne et rigoureusement institutionnelle des enfants vulnérables de la patrie est bien le fondement de toute souveraineté nationale. Parlons de façon responsable et courageuse, en paix. Le fameux bleu Majorelle de l’« orientaliste » généreux répondant peut-être, pour certains de ses illustres admirateurs, au rouge sang du sacrifice, allez savoir.

Paralysée par l’éternelle crainte de l’incident diplomatique ou soumise aux lois faciles de l’argent-roi, l’institution marocaine serait bien inspirée de se débarrasser, d’une façon ou d’une autre pour le bien commun, de ses « faux amis » étrangers, clients toxiques et prédateurs intouchables. Celui qui consomme, vole ou viole l’intimité d’un enfant est le plus monstrueux des criminels ; celui qui parvient à justifier ou taire la pratique en est d’autant plus dangereux qu’il trahit définitivement, ou achève, tout espoir de résilience chez ses milliers de jeunes victimes dévastées. Ceci est l’engagement fondateur de tout État réellement libre et définitivement adulte. Et fort malheureusement, la France, pays occupé, n’a aucune espèce de leçon à donner en la matière. Il est des esclavagistes modernes peu visibles et jusque-là peu inquiétés, qui ne cesseront de sévir tant que toute forme de complicité (ou complaisance) étatique sera possible. Et l’on ne pourrait que conseiller à certains militants agités des droits de l’Homme de s’intéresser en tout premier lieu, s’ils en trouvaient le courage, à l’économie diabolique de la pédocriminalité plutôt qu’au sort des statues de Colbert ou de Saint-Louis.

Enfin, au vu de sa prise en main des plus rigoureuses — largement remarquée et saluée en France — de l’épidémie de Covid-19 (même si, comme en un mauvais film de science-fiction, l’on peut assez légitimement douter de la pertinence du port obligatoire de la « bavette » — grigri pour les uns et bâillon pour les autres — à l’intérieur même de son véhicule…), nul doute que le pouvoir décisionnaire marocain, aidé de ses multiples agents de défense et diverses forces vives, saura traiter efficacement cette crise sanitaire d’un autre type, bien plus dévastatrice. Que justice soit faite. Et si, pour une fois, le Protégé donnait une leçon de gestion au Protecteur ?

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