Le 31 janvier dernier, la cour d’appel de Paris a condamné la SNCF pour « discriminations » envers 848 cheminots marocains.
Mohamed Benatta a une envie d’ailleurs depuis quelque temps. Il souhaite partir, découvrir, s’évader. Voyager, tout simplement. La destination a déjà été arrêtée avec sa femme, il s’agit de l’Egypte. Mais pas d’escapade folle en solitaire. « Tout seuls, non, on ne peut pas. On est devenus vieux, précise-t-il, tranquillement installé sur une banquette dans son salon. Quand on est jeune, on peut se promener un peu partout, cavaler, mais maintenant c’est trop tard. Je suis tombé malade et je ne peux pas voyager comme je veux. » Aucune once de regret dans ses mots, dictés par un sens très perceptible, chez lui, de l’implacable réalité des choses. « Avant, on avait la folie ; aujourd’hui on a la maturité » résume-t-il en souriant. Une « maturité » qui lui permet de charrier des bribes de mémoire de manière très sereine. Avec une précision parfois si fine qu’elle pourrait être le témoin d’une vie passée à ressasser. Pour ne pas oublier. Et réparer.
« Déclassés de la SNCF »
En 1974, Mohamed Benatta a 24 ans et travaille dans les transmissions au Maroc. Il se souvient parfaitement du 24 juillet de cette même année, lorsque le « patronat de la SNCF » a traversé la Méditerranée pour venir l’embaucher. « Ils ne prenaient que les gens assez costauds, en bonne santé et qui savaient lire et écrire, ce qui était mon cas. » A l’époque, la société ferroviaire, à l’image de la France, a besoin de main-d’œuvre ; elle fait signer à des centaines de Marocains un contrat leur promettant un travail – et un traitement – de cheminot. « On était contents, on s’est dit qu’on allait voir un autre pays, une culture différente, des gens, se remémore-t-il, tout en fouillant dans une pile de documents qu’il a soigneusement posés sur la table du salon, nappée de broderie blanche. J’ai encore le contrat de recrutement, si jamais vous voulez le regarder. »
A Belfort, où il pose dans un premier temps ses valises, direction l’école pendant un mois. « Il fallait tout apprendre de la SNCF, son fonctionnement, la sécurité et comment étiqueter les trains par exemple. » Mohamed Benatta travaille ensuite à l’assemblage des wagons de marchandises et devient homme d’équipe à Strasbourg, où il fraie avec la rugosité de l’hiver. « Il y en a qui étaient dans des bureaux ; nous on était toujours dehors. Et il pouvait y avoir jusqu’à -15 °C » souligne-t-il. Tout le monde est alors logé à la même enseigne ; Français comme Marocains affrontent des conditions de travail identiques, la fatigue et le froid. « Tous pareils ». A un détail près cependant : les seconds, sous contrat de droit privé, ne bénéficient pas des mêmes modalités d’avancement que leurs collègues. « On voulait progresser comme les cheminots français, mais la SNCF nous a bloqués. » Ceci pour les remercier, sans doute, du travail abattu sans compter. « Ils étaient bien contents de nous avoir, parce que les Français ne travaillaient pas le samedi ni le dimanche. Ils nous appelaient parfois pour nous demander de remplacer untel ou untel. On se sentait obligés. »
C’est à la jonction des années 1980 que les « déclassés de la SNCF » – l’un de leurs nombreux sobriquets médiatiques – prennent véritablement conscience de cette différence de traitement. Et commencent à évoquer, tout doucement, des cas de « discrimination ». Dans les facilités de transport offertes aux cheminots par exemple. « Nous n’avions droit à la gratuité des transports qu’entre la maison et le travail, contrairement à ceux qui bénéficiaient du statut. Le reste était pour notre poche » explique Mohamed Benatta. Dont l’installation dans la capitale, pour un nouveau poste, ne changera pas grand chose. « Quand je suis arrivé à Paris, ils avaient besoin de chefs de manœuvres et ne trouvaient personne pour travailler. Alors je suis devenu chef de manœuvres. J’étais content » avoue-t-il simplement. Même si, là aussi, son nom reste inscrit sur une liste pendant des années.
« Nous avons retrouvé notre dignité »
Jusqu’à ce que la société ferroviaire lui propose de partir en préretraite, en 2006, il dirige donc grâce à une petite radio les mécaniciens, aiguilleurs, hommes d’équipe et autres brigadiers sur les rails. Les conditions – climatiques notamment – sont un peu plus enviables qu’en Alsace, le travail est moins pénible et la rémunération légèrement supérieure. Ce qui ne l’empêche pas de garder une petite dent contre son employeur. Depuis 1999, l’appartement qu’habitent Mohamed Benatta, sa femme et leurs quatre enfants, en Seine-Saint-Denis, abrite d’ailleurs le siège de l’association Ismaïlia, créée pour rassembler tous les contractuels marocains qui s’estiment lésés par la SNCF. « Les gens ont commencé à nous appeler, on a accumulé les adresses et on a démarré. Au départ, il y avait une soixantaine de personnes. Puis on a eu jusqu’à 850 membres. »
C’est donc en nombre, sûrs de leur légitimité, que les « Chibanis » (« cheveux blancs » en arabe) passent la porte d’un cabinet d’avocats. Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? « La peur du chômage », avoue Mohamed Benatta, qui ne voulait pas donner au « patronat » des raisons de le « mettre dehors ». Et, précise-t-il également, « quand on était jeunes on ne pensait pas à la pénibilité au travail ; on courait dans la neige, on travaillait, on était contents. Maintenant, arrivés à un certain âge, on a commencé à se poser des questions sur les discriminations. » Car, faut-il le préciser, pour célébrer leur départ, la SNCF leur a fait cadeau d’une retraite au rabais par rapport à celle de leurs ex-collègues bénéficiaires du statut. « On n’était absolument pas des jaloux, entre nous, mais on a travaillé ensemble, on s’est amusé ensemble, on a mangé ensemble, alors pourquoi une telle différence de traitement ? »
Dans leur périple judiciaire, les 848 Chibanis bénéficient d’ailleurs de l’appui des cheminots français. « On a pris leurs documents, on a enlevé leurs noms sur les fiches de paie, et on a montré ces preuves à la justice, se remémore avec malice Mohamed Benatta. Il y avait une sorte de solidarité entre nous, parce qu’il n’existait aucune différence entre Français et étrangers. On vivait ensemble dans le même pétrin. » Ce qu’a indirectement admis le juge. Le 31 janvier dernier, la cour d’appel de Paris a finalement reconnu la SNCF coupable de « discriminations » (1), conformément au jugement rendu en première instance en septembre 2015, et l’a condamnée à verser 250 000 euros, en moyenne, à chacun des anciens « indigènes du rail ». Qui ont remporté bien plus que des zéros sur un chèque : « Nous avons gagné le droit d’être appelés ‘‘cheminots’’ et, surtout, nous avons retrouvé notre dignité » confie, non sans satisfaction, M. Benatta.
« Les sous profiteront de nous »
Lorsqu’on lui demande quels souvenirs il conservera de la SNCF, maintenant que cette épopée est achevée (2), celui-ci d’affirmer sans hésitation : « Il reste forcément un peu de rancœur, parce que nous n’avons pas été reconnus dès le début. Nous étions considérés comme des contractuels venant de l’extérieur, c’est ce qui nous a fait mal. » Mohamed Benatta a profondément aimé les rails français, qui ne le lui ont pas toujours bien rendu. C’est du passé, assure-t-il. Mais échappe-t-on jamais au temps révolu ? « Quand je rentre dans la Gare de l’Est comme voyageur, je me souviens toujours de ce que j’y ai fait ; je réfléchis et m’assois là où j’ai mangé, où j’ai rigolé avec mes collègues. Je connaissais les voies et même les itinéraires, parce que j’ai vécu là-bas. Tout me revient. On n’oublie pas. »
Il n’oublie pas, mais peut désormais avancer, sereinement. L’argent qu’il empochera ? « Une belle récompense, mais qui arrive un peu tard. Ce sont sans doute les sous qui profiteront de nous, plaisante-t-il. Ce qui est dommage, c’est qu’avant nous pouvions voyager tout seuls, mais nous n’avions pas assez d’argent ; là c’est l’inverse : nous avons l’argent mais plus la santé. » Mohamed Benatta retournera, comme tous les ans, dans sa famille, près de Casablanca. « Le Maroc, confie-t-il, c’est mon pays natal, ma mère – et on ne peut pas oublier une mère. C’est comme l’oiseau qui, après avoir fait son nid dans un arbre, s’en va pour revenir à sa place. » Et avec sa femme, il prendra le temps de s’évader jusqu’aux pieds des pyramides. Un jour. Ismaïlia, l’association dont il s’occupe et qui a bercé ses premiers espoirs de reconnaissance et de dignité, il y a des années, ne porte-t-elle pas le nom d’une ville égyptienne ?

(1) Les juges ont qualifié de discrimination directe en raison de la nationalité la différence de traitement dont ont été victimes les Chibanis tout au long de leur carrière à la SNCF, et de discrimination indirecte la différence de statut qui leur était appliquée et donnait droit à un régime de retraite distinct de celui des autres salariés.
(2) La SNCF peut encore se pourvoir en cassation, mais le jugement d’appel est dit « exécutoire » : l’entreprise publique est obligée de verser les sommes dues aux cheminots marocains.

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