Pourquoi il est très difficile de reconnaître l’antisionisme comme un délit

Pour Sylvain Cypel, « l’assimilation de l’antisionisme à une nouvelle mouture de l’antisémitisme est une erreur funeste. »

Les actes et paroles antisémites, en France, se multiplient. A Paris, samedi dernier, le philosophe et écrivain Alain Finkielkraut a été pris à partie par un poignée de « gilets jaunes », qui s’étaient rassemblés, comme tous les week-end depuis novembre 2018, pour protester contre les inégalités – fiscales notamment – dans le pays. Sur une vidéo, on peut entendre l’un d’entre eux, proche de la mouvance salafiste, proférer à l’égard du docteur honoris causa de l’université de Tel-Aviv : « Tu es un haineux, tu vas mourir […] espèce de sioniste de merde ». Des propos tenus quelques jours après seulement la découverte de portraits de Simone Veil tagués de croix gammées, alors que le ministère de l’Intérieur annonçait récemment une augmentation des actes antisémites, en 2018, de 74 % par rapport à l’année dernière.

Hier soir, des dizaines de rassemblements transpartisans ont eu lieu, dans tout le pays, pour dire « stop » à l’antisémitisme et, globalement, à toute forme de racisme et de discrimination. Un peu plus tôt dans la journée, le Premier ministre Edouard Philippe avait appelé à être « totalement déterminé » contre les démonstrations de haine à l’égard des juifs, tout en reconnaissant que « l’antisémitisme est très profondément enraciné dans la société française. » Raison pour laquelle, d’ailleurs, certains parlementaires ont évoqué la possibilité d’une future proposition de loi, reconnaissant l’antisionisme comme un délit, au même titre que l’antisémitisme – puni, en cas d’injure publique, d’un an de prison et 45 000 euros d’amende. Ce qui nécessite avant tout quelques précisions.

« Foyer national »

L’antisionisme, comme son nom l’indique, englobe tout ce qui s’oppose à la doctrine sioniste, théorisée par Theodor Herzl, un Autrichien de confession juive, à la fin du 19ème siècle, « en réaction à la longue oppression endurée par les minorités juives dans l’Europe chrétienne, du Moyen-Âge jusqu’au 19ème siècle », explique Gilbert Achcar (1), professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres. A l’époque, l’Europe occidentale est traversée par des courants nationaux xénophobes, qui font des juifs, « perçus à la fois comme des étrangers et des adeptes d’une religion vilipendée », leurs cibles privilégiées ; l’« antijudaïsme » prend alors la forme d’ « une théorie raciale, fondée sur des pseudosciences anthropologiques, qui affirment que les juifs – ou les sémites en général, y compris les Arabes […] – appartiennent à une race inférieure et vile », précise Gilbert Achcar.

Le terme d’antisémitisme apparaît ainsi à l’aube du 20ème siècle ; il est assimilé aujourd’hui à une forme de racisme, dans la loi française notamment, et vise tous les actes et paroles hostiles à l’encontre les juifs, en tant que groupe ethnique, religieux ou racial. A l’inverse, l’antisionisme n’est pas dirigé contre les personnes, mais plutôt contre une idée. Celle, née de la doctrine de Theodor Herzl, visant à donner au peuple juif un « foyer national » – autrement dit un Etat. L’antisionisme pouvant également, par extension, caractériser toute critique de la politique colonialiste menée aujourd’hui par Israël, qui ne cesse de grappiller des parcelles de territoire palestinien, alors que les Nations unies (ONU) y sont ouvertement opposées (2). Or il est intellectuellement difficile – voire impossible – de considérer que s’opposer à une politique puisse relever de la matière délictueuse…

« Annexion de la Cisjordanie »

C’est pourtant ce qu’espèrent certains parlementaires français, chapeautés par le député de Paris Sylvain Maillard (La République en Marche), qui réfléchit à assimiler dans le code pénal antisémitisme et antisionisme. Au motif, selon lui, que « la haine d’Israël est une nouvelle façon de haïr les juifs ». Un amalgame en réalité malheureux, pour Sylvain Cypel, ancien directeur de la rédaction du Courrier international, qui estimait en juillet 2017 que « l’assimilation de l’antisionisme à une nouvelle mouture de l’antisémitisme est une erreur funeste. Cette assertion est l’une des clefs de voûte depuis des décennies de la hasbara, la communication israélienne. » Normal, en revanche, que la question revienne sur le tapis. Car selon lui, « plus Israël s’enfonce dans la domination coloniale d’un autre peuple, les Palestiniens, plus l’assertion ‘‘antisionisme égal antisémitisme’’ est répétée pour stigmatiser quiconque critique cette domination. »

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Une rhétorique qu’a effectivement, hier encore, employée l’ambassadrice israélienne en France, Aliza Bin-Noun, invitée à réagir après les différents actes antisémites perpétrés ces derniers jours dans l’Hexagone. « Les juifs sont très inquiets et ils ont peur [à cause de] la haine et [du] rejet d’Israël, c’est-à-dire l’antisionisme, qui est très important. Quand la haine des juifs et la haine d’Israël sont cumulées, c’est très important, a-t-elle déclaré. On ne peut pas mettre en cause la légitimité d’Israël à exister ». La diplomate, qui comprend tout de même que l’on puisse critiquer l’Etat hébreu et sa politique, s’en tenant aux éléments de langage du gouvernement israélien. Dont certains membres n’hésitent pas à adopter une posture ouvertement colonialiste vis-à-vis des Palestiniens. Naftali Bennett, leader du parti de droite conservatrice Habayit Hayehudi (le Foyer juif) jusqu’en décembre dernier et ministre de l’Education, déclarait ainsi, en octobre 2016, que « nous devons donner nos vies pour l’annexion de la Cisjordanie ».

« Une certaine incongruité »

Cette ambition de la droite dure israélienne – représentée notamment par le Premier ministre Benjamin Netanyahou -, celle qui refuse tout simplement l’existence d’un Etat palestinien, trouve son fondement direct dans la doctrine de Theodor Herzl. Comme l’écrivait Gilbert Achcar en 2018, si « le sionisme étatique s’est indéniablement formé en réaction à l’oppression des Juifs […] il est tout aussi indéniable que le sionisme tel que [Theodor Herzl] le théorisa, est une idéologie fondée sur une logique essentiellement réactionnaire et colonialiste ». Logique actuellement à la manœuvre, en Cisjordanie, où M. Netanyahou a autorisé en mai dernier la construction de quelque 1 958 foyers de colons. Mais une logique qui ne fait pas l’unanimité, loin de là, y compris dans les sphères juives :

« Nous sommes juifs, héritiers d’une longue période où la grande majorité des Juifs ont estimé que leur émancipation comme minorité opprimée passait par l’émancipation de toute l’humanité. Nous sommes antisionistes parce que nous refusons la séparation des Juifs du reste de l’humanité. Nous sommes antisionistes parce que la Nakba, le nettoyage ethnique prémédité de la majorité des Palestiniens en 1948-49 est un crime qu’il faut réparer. […] Nous sommes antisionistes parce que nous défondons partout le ‘‘vivre ensemble dans l’égalité des droits’’ », a par exemple déclaré l’Union juive française pour la paix, une organisation laïque qui s’oppose à l’occupation des territoires palestiniens.

Partant, souhaiter légiférer autour de l’antisionisme, afin de le faire rentrer dans la case « délit », semble légèrement paradoxal, comme l’a d’ailleurs reconnu Michel Tubiana, le président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, mardi 19 février. « Il y [a] une certaine incongruité à vouloir légiférer à ce propos alors et surtout que personne ne songe à incriminer ceux et celles, en Israël comme en France, y compris dans la représentation nationale, qui contestent le droit des Palestiniens à avoir leur Etat, voire vont jusqu’à nier leur existence », a-t-il expliqué sur son blog, tout en pointant du doigt « la contradiction qui perdure depuis plus de 100 ans et qui s’exprime aujourd’hui autour d’une réalité simple et cruelle : une nation occupante d’une nation occupée et colonisée ». Une contradiction qui ne doit en revanche pas empêcher tout acte antisémite d’être sévèrement puni.

 

(1) Gilbert Achcar, « La dualité du projet sioniste », Le Monde diplomatique. Manière de voir, février-mars 2018, p. 7.

(2) Le 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 2334 « anti-colonisation », appelant Israël à cesser « immédiatement et complètement » ses activités de peuplement en Palestine occupée. Et réaffirme ainsi « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre » posée dans sa résolution 242, votée le 22 novembre 1967.

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