« Les conflits yéménites sont protéiformes et très compliqués »

Si les tensions actuelles entrainaient des conflits armés de haute intensité, les premières victimes seraient les populations du « monde arabe et musulman ».

François Frison-Roche est politologue et chercheur au CNRS, spécialiste des transitions démocratiques, et travaille au Centre d’Études et de Recherches de Sciences Administratives et Politiques (CERSA) de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2). De 2012 à 2014, en qualité de directeur du projet français d’aide à la transition du Yémen, il a été détaché à l’ambassade de France à Sanaa. Il a assisté quotidiennement aux réunions de la Conférence de dialogue national et a ainsi côtoyé les protagonistes yéménites de l’actuel conflit. Il revient pour Le Monde arabe sur ses aspects et ses suites.

Depuis l’intervention de la coalition saoudienne, la guerre au Yémen a fait près de 10 000 morts et 45 000 blessés. En outre, elle a renforcé une situation d’instabilité politique majeure dont le pays n’arrive plus à se départir. Une sortie de crise rapide est-elle seulement possible aujourd’hui ?

F.F-R : Les chiffres du nombre de morts et de blessés que vous indiquez sont malheureusement de simples estimations qui remontent à plusieurs mois. Alors que la guerre et les bombardements se poursuivent, ils n’ont pas été actualisés et la presse internationale les reprend sans remettre en cause ces « décalages », ce qui devrait susciter quelques questions et parmi elles la question des chiffres forcément minorés.

Pour permettre une « sortie de crise », le nouvel envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, le britannique Martin Griffiths, a entamé des discussions avec toutes les parties au conflit. Sa tâche est compliquée par la recrudescence actuelle des combats et des bombardements sur le terrain, notamment près du port d’Hodeïda sur la Mer Rouge. Ce dernier représente en effet la seule véritable « porte d’entrée » pour l’aide humanitaire internationale à destination des populations affamées. Si elle venait à être fermée en raison des affrontements – ce qui semble vraisemblable à très court terme -, ce serait une tragédie pour des millions de yéménites.

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Selon des informations non officielles, le plan de paix pour le Yémen, qui devrait être présenté vers la mi-juin 2018 par M. Griffiths, comporterait plusieurs aspects parmi lesquels : 1) l’arrêt des bombardements de la « coalition » en contrepartie de l’arrêt du lancement de missiles yéménites vers l’Arabie saoudite ; 2) la création d’un « gouvernement de transition » ou d’ « unité nationale », dans lequel toutes les composantes yéménites seraient représentées de manière équilibrée, y compris les Houthis – l’objectif étant de lier un cessez-le-feu progressif à un processus politique équilibré. Certaines questions, comme la mise en place d’un processus de réconciliation entre les parties au conflit, une future constitution et de nouvelles élections feraient l’objet de négociations ultérieures dans le cadre d’un agenda politique négocié.

On peut sérieusement se poser la question de savoir si ce futur « plan de paix » a des chances d’être adopté, respecté et mis en œuvre sur le terrain tant les intérêts des multiples groupes concernés sont divergents et tant les haines se sont accumulées de part et d’autre depuis trois ans. De plus, certaines milices armées n’obéissent à personne (même si elles sont soutenues et armées en sous-main) et des groupes terroristes plus ou moins manipulés, comme Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) ou l’organisation Etat islamique (EI), ne vont certainement pas faciliter cette pacification, qui ruinerait leurs ambitions de s’implanter durablement au Yémen pour poursuivre leurs activités criminelles.

La partition du pays a souvent été évoquée en cas d’échec des négociations entre les différentes factions du conflit. Ce risque est-il crédible ?

Toutes les résolutions de l’ONU concernant le Yémen (1) mentionnent entre autres, comme objectif, de préserver l’unité du pays. La « partition du pays » ne devrait donc pas être à l’ordre du jour… sauf à bafouer, directement ou indirectement, les décisions de cette organisation internationale et la décrédibiliser un peu plus.

Certes, après trois ans de guerre, le Yémen, en tant que pays et Etat, est devenu une « fiction juridique », dans la mesure où il existe déjà une séparation géographique de fait, entre « le Nord » sous contrôle Houthis et des groupes tribaux fidèles à l’ancien président Saleh, et « le Sud » où le gouvernement du président Hadi ne contrôle, en fait, que très peu de choses.

A cette première dislocation s’ajoutent dans l’ensemble des régions les influences d’autres acteurs locaux (AQPA dans la province de l’Hadramaout, par exemple, mais aussi au Sud le mouvement « Al-Hirak » qui récuse l’autorité de l’actuel président Hadi), régionaux (Emirats arabes unis (EAU), Arabie saoudite qui soutiennent, séparément ou ensemble, des groupes armés), voire internationaux (l’Iran qui apporte un soutien aux Houthis ou les Etats-Unis qui envoient leurs drones et leurs forces spéciales pour combattre AQPA).

Si le Yémen du Sud – c’est-à-dire l’entité géographique recouvrant l’ancienne République populaire et démocratique du Yémen (RPDY) jusque dans les années 1990 – devait obtenir son indépendance avec, plus ou moins, l’accord tacite de l’ONU, c’est-à-dire l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU (CSNU), cela voudrait dire que l’Arabie saoudite se retrouverait ensuite face à un « Yémen du Nord » où les yéménites de confession zaïdite, c’est-à-dire chiite (dont les milices Houthis), seraient en position de force. On peut douter que c’est ce que souhaite l’Arabie saoudite.

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En revanche, on peut parfaitement comprendre que la volonté de puissance maritime régionale qu’ambitionnent les EAU, dans la région du détroit de Bab-el-Mandeb et du golfe d’Aden, s’accommoderait très bien d’un « Yémen du Sud » indépendant car, ce dernier ne disposant d’aucune ressource, il serait sous sa dépendance financière et donc politique. Cela lui permettrait de contrôler les côtes de ce pays. On a vu que les EAU ont des visées stratégiques sur l’ile yéménite de Socotra, dont l’occupation a déclenché une crise politique avec le président Hadi et obligé l’Arabie saoudite à intervenir pour calmer le jeu.

On pourrait d’ailleurs voir dans cette « mini-crise » yéméno-émirienne – qui n’est pas la première – les prémisses de dissensions politiques entre les deux principaux alliés de la coalition sunnite qui intervient militairement au Yémen, l’Arabie saoudite et les EAU. Le président Hadi, soutenu par l’Arabie saoudite où il est réfugié, a eu des mots très durs à l’égard des EAU – il a parlé d’occupation émiratie au Yémen – et le soutien militaire affiché des Emirats au Conseil de transition du sud (CTS) lors des affrontements contre les autorités yéménites, notamment à Aden, montre que les stratégies des deux principaux alliés de la coalition ne sont pas aussi convergentes qu’on aurait pu le penser.

La coalition des pays du Golfe est dirigée par le leadership du couple MBS-MBZ d’une part, et contre le soutien de l’Iran aux rebelles Houthis d’autre part. Quels sont les objectifs et les enjeux de chaque acteur ? Le Yémen est-il un engagement stratégique pour chacun ?

Le drame du Yémen, c’est que beaucoup d’acteurs régionaux et internationaux ont des intérêts divers et variés au Yémen à court, moyen et long termes. Ces « acteurs extérieurs », si l’on peut dire, ont profité d’une fenêtre d’opportunité avec le déclenchement de la crise intérieure yéménite pour essayer d’en tirer profit. Malheureusement aussi pour le Yémen, le rôle du représentant spécial de l’ONU au début de cette crise (2), sauf à ce qu’il ait reçu une « feuille de route » ou subi des pressions, a été d’une affligeante indigence. Comme j’ai évoqué cet aspect des choses dans une précédente analyse (3), on se permettra d’y renvoyer vos lecteurs.

Concernant l’ingérence de l’Iran au Yémen, elle a l’avantage d’un immense profit politique pour un soutien minimum aux rebelles Houthis. Là encore, je ne peux que renvoyer vos lecteurs à l’interview que j’ai faite récemment et dans laquelle j’aborde ce sujet (4).

Quel rôle jouent les pays occidentaux dans le conflit au Yémen ? Pourquoi semblent-ils avoir « oublié » cette guerre ?

Les conflits yéménites, car il faut utiliser le pluriel dans le cas de ce pays, sont protéiformes et donc très « compliqués ». J’ai abordé cette problématique dans un article à la revue Politique étrangère et j’y renvoie les lecteurs intéressés (5).

En France, une conférence sur la crise humanitaire du Yémen aura lieu fin juin, en partenariat avec Mohamed ben Salman. Paris peut-elle provoquer une vraie inflexion dans la gestion du conflit yéménite sans que l’on puisse suspecter un mélange des genres et des effets de posture susceptibles d’être exploités au plan intérieur ?

Le 27 juin, en effet, une conférence sur la crise humanitaire yéménite devrait se tenir à Paris. Il est bon qu’un pays prenne enfin une initiative concrète et visible dans ce domaine. Cela montre que la France ne se désintéresse pas du drame qui se joue dans ce pays alors même que le Yémen n’entre pas dans son ancien « pré carré colonial ». Sa neutralité sera certainement un atout pour proposer des solutions.

En diplomatie, il faut savoir hiérarchiser et séquencer les actions. Aujourd’hui, l’urgence c’est de sauver plus de vingt millions de personnes en « insécurité alimentaire majeure » selon l’euphémisme onusien pour ne pas parler de famine. C’est donc la priorité. De grandes organisations non gouvernementales humanitaires, comme MSF par exemple, mais de concert avec d’autres, ont mis la pression et elles ont été entendues. Tant mieux !

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En diplomatie, si l’on veut être entendu, il faut aussi pouvoir se parler pour négocier et la France peut parler aux principaux protagonistes du conflit yéménite. C’est un atout considérable si l’on veut provoquer des avancées. Dans le cas du Yémen, jouer le rapport de force, voire le porter à son paroxysme, dans l’espoir d’en tirer un profit maximum et unilatéral, est voué à l’échec. Tous les pays, y compris les plus « grands », n’ont malheureusement pas cette attitude. Une solution pérenne aux crises yéménites ne peut être que politique.

La situation tendue dans le golfe Persique et ses environs (crise entre le Qatar et ses voisins, tensions en Somalie) a transformé la région en poudrière. Peut-on craindre une escalade et – comme le rapportent certains médias – une troisième guerre du Golfe ?

Je ne crois pas qu’on puisse jouer les Cassandre à ce sujet même si la région est devenue – c’est un constat – une zone de conflits ouverts, latents ou potentiels. On peut même parfois constater de légères « améliorations démocratiques » dans la région de la Corne de l’Afrique, comme récemment en Ethiopie.

Les pays de la Péninsule arabique ne sont pas sur les mêmes positions et des dissensions sérieuses sont apparues, notamment entre l’Arabie saoudite, les Emirats et le Qatar. Le « camp sunnite » n’est donc pas aussi monolithique qu’il pouvait apparaître à une époque face au « camp chiite » représenté par « l’ennemi iranien ». Cela indique que les dimensions confessionnelles (sunnites/chiites) de ces tensions ne sont pas seules en jeu, loin de là, dans la « recomposition géopolitique » régionale à laquelle on assiste.

La tension majeure se trouve au Moyen Orient, où l’enjeu des équilibres politiques et militaires en Syrie, en Irak ou au Liban concerne directement à la fois les pays de la région (Turquie, Egypte, Israël, Jordanie, Iran, etc.) mais aussi touchent aux intérêts des « grandes puissances » (Russie, Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, etc.).

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Une chose est sûre, si les tensions actuelles devaient entrainer des conflits armés de haute intensité, les premières victimes en seraient les populations du « monde arabe et musulman » en général. Il n’est pas certain que les économies de pays « riches », comme l’Arabie saoudite ou les Emirats, sortent renforcées de ces épreuves guerrières… Et que dire des économies occidentales et asiatiques si dépendantes des approvisionnements énergétiques en provenance de cette région et des flux commerciaux qui transitent dans cette zone !

Commencer une guerre est toujours facile, rétablir la paix l’est beaucoup moins. C’est une des leçons de ce qui se passe au Yémen. Les pays directement concernés devraient y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans des aventures ambitieuses. Le « bond en avant sociétal » promis par certains jeunes leaders arabes (MBS et MBZ) pourrait alors se transformer en un formidable retour en arrière pour les populations concernées.

 

(1) Ces résolutions peuvent être consultées à l’adresse suivante : https://www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/2140/resolutions

(2) Il s’agit d’un citoyen britannique d’origine marocaine, Jamal Benomar, qui fut l’envoyé spécial du SGNU, Ban Ki-Moon, de 2011 jusqu’à sa démission forcée en 2015.

(3) Disponible à l’adresse suivante : https://www.ifri.org/fr/publications/enotes/notes-de-lifri/transition-negociations-yemen-role-de-lonu

(4) https://larevuedestransitions.fr/2018/04/02/francois-frison-roche-au-yemen-la-situation-humanitaire-est-catastrophique/frison-roche/

(5) Yémen, Imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire et impasse militaire, Politique étrangère, Hiver 2017-2018, Vol. 82, p. 91-10. Accessible à l’adresse suivante : http://cersa.cnrs.fr/wp-content/uploads/2017/12/Frison-Roche_PE4-2017.pdf

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