« Doha cherche depuis des années à s’inscrire dans une stratégie à long terme de médiation internationale. »
Tout s’est précipité ces dernières heures. Les opérations d’évacuation de Kaboul des ressortissants étrangers, mais également de leurs familles, se sont multipliées à tour de gros porteurs depuis la reprise de l’Afghanistan par les Talibans. Et le gouvernement du Qatar a proposé son aide à un certain nombre de chancelleries, mais également d’organisations non gouvernementales et de rédactions de grands médias internationaux. Poursuivant son engagement au-delà des rounds de négociations impossibles entre les États-Unis, les Nations unies, l’Union européenne, l’ancien gouvernement afghan et les talibans, Doha use désormais de sa force aérienne, et notamment ses 8 avions C-17, afin de rapatrier des centaines de personnes prises dans l’urgence absolue. Son ambassade restée ouverte à Kaboul assure la logistique et le management de crise.
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Face au retrait américain et une paralysie totale de la communauté internationale, les acteurs régionaux comme les Émirats arabes unis (qui servent de plateforme aux évacuations de la France) et le Qatar se démènent pour sauver le plus grand nombre de vies. Alors que la crainte est réelle pour tous les personnels qui ont travaillé avec les États étrangers, Doha cherche depuis des années à s’inscrire dans une stratégie à long terme de médiateur de crises internationales là où les grandes puissances occidentales et les Nations unies se révèlent aujourd’hui impuissantes, dans la prévention, mais plus encore dans la guérison. C’est aussi pour le Qatar une volonté de réinscrire sa démarche dans le cadre du droit international et du droit humanitaire, situation de guerre ou non, mais plus largement dans le cadre d’un multilatéralisme pris dans la débâcle depuis le mandat de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Avant la chute du pays, lors d’une énième réunion le 12 août dernier à Doha entre les belligérants, le Qatar, au milieu d’envoyés spéciaux des États-Unis, de la Chine, du Pakistan, des Nations unies et de l’Union européenne, essayait encore de rapprocher les points de vue des représentants des talibans et du gouvernement afghan, afin de demander d’urgence une désescalade dans le pays. Si le dialogue semblait certes compliqué, il était déjà clair que le Qatar se trouvait à la croisée des chemins de la négociation internationale. Alors que, dans le même temps, le petit émirat était accusé de financer le terrorisme international, d’être le plus proche allié de l’Iran, de contribuer à la déstabilisation régionale en continuant de soutenir les Frères musulmans dans les pays en transition démocratique du monde arabe, de s’ingérer à grands renforts de pétrodollars dans l’économie des pays Occidentaux pour les « contrôler »…
Agilité politique du Qatar
Beaucoup pour une seule nation. Mais il y a surtout beaucoup de propagande derrière tout cela, de la part de ses éternels ennemis régionaux. Pourquoi Doha accueillait-elle les dirigeants talibans en exil ? Parce que Washington l’avait demandé aux Qataris. Ce qui est plus intéressant à nos yeux, c’est la part du chef qu’essaie de se tailler Doha depuis quelques années pour s’approprier un rôle déterminant, au Moyen-Orient, de médiateur de crises. Ce qu’il se passe actuellement est tout à fait inédit : avec l’accord de plusieurs gouvernements, des Nations unies et de Washington, Doha rapatrie des diplomates, des journalistes, des traducteurs, des assistants mais également des membres d’associations humanitaires qui travaillaient en Afghanistan depuis des années et dont la tâche risque d’être de plus en plus compliquée, au moins dans les premiers mois du retour des talibans.
Concernant les personnels travaillant avec les journalistes, le New York Times, avec le Washington Post, a fait appel au gouvernement qatari (avec l’aval du Pentagone) pour, dans le chaos de Kaboul et particulièrement à l’aéroport international, rapatrier les collaborateurs afghans de ces médias, ainsi que leurs familles encore coincées là-bas. Et ce, afin d’éviter d’hypothétiques représailles de la part des talibans. Les réfugiés se trouvent à l’heure actuelle à Doha, sur la base militaire d’Al-Udeid ou dans des hôtels, avant d’être transférés vers leur destination finale.
Toute l’agilité de la politique du Qatar, et les bénéfices à tirer d’un tel engagement, résidera dans son pragmatisme, son recentrage au cœur des Puissants, la préservation de sa relation avec les États-Unis et son rapport à la Chine, et sa capacité à ménager des alliés stratégiques du moment comme l’Iran et la Turquie, qui élargissent leur zone d’influence non sans mal, tout en condamnant certaines de leurs actions dès l’instant qu’il n’est pas d’accord. En défendant le multilatéralisme et le droit humanitaire, il tord le cou à beaucoup d’idées reçues qui circulent à son sujet. Mais face au déclin des intermédiaires traditionnels occidentaux, largement dépassés aujourd’hui en Afghanistan comme ailleurs, et à la complexification des crises régionales, c’est aussi ça le rôle d’un médiateur local stratégique – et différent de tous ceux passés.
Crédits photo : Le chef du Haut Conseil pour la réconciliation nationale en Afghanistan, Abdullah Abdullah (à gauche), l’envoyé du Qatar pour la lutte contre le terrorisme, Mutlaq al-Qahtani (au centre), et le chef de l’équipe de négociation des talibans, Mullah Abdul Ghani Baradar (à droite), à Doha, la capitale du Qatar, le 18 juillet 2021 (Karim Jaafar/AFP via Getty Images).
